« Franky Zapata : il y a quelque chose en lui de Schumpeter » (L’Opinion)

Emmanuel Combe a publié une chronique dans le journal L’Opinion, le 5 Août 2019, sur l’inventeur français Franck Zapata.

 

Franky Zapata : il y a quelque chose en lui de Schumpeter

110 ans après Louis Bériot, Franky Zapata a donc réussi à traverser la Manche à bord de son Flyboard, plateforme volante turbopropulsée qu’il a construite lui-même. Cet exploit vient nous rappeler que les inventions ne sont pas seulement le fait de grandes entreprises qui investissent des milliards d’euros dans des activités de recherche-développement, à l’image de l’industrie pharmaceutique ou aéronautique. Elles peuvent aussi être portées par des individus hors norme, qui croient en leurs rêves fous et ouvrent de nouvelles voies. A une tout autre échelle que Franky Zapata, songeons aux Etats-Unis à Elon Musk, qui, après avoir lancé la première berline familiale 100 % électrique, entend aujourd’hui révolutionner l’industrie des lanceurs spatiaux avec SpaceX.

Ces individus hors norme nous invitent à nous replonger dans l’œuvre magistrale de Joseph Schumpeter, qui met au centre de la dynamique du capitalisme un acteur principal : « l’entrepreneur ». L’entrepreneur est d’abord celui qui vient disrupter un monde économique endormi que Schumpeter dénomme « circuit » : dans le circuit, l’activité se reproduit à l’identique ; la croissance y consiste pour l’essentiel à accroître les quantités produites, sans changer de trajectoire qualitative. Les innovations relèvent de l’amélioration de l’existant : elles sont « incrémentales ». Mais un jour, des innovations radicales sont lancées, qui viennent bouleverser toute l’économie, à l’image du chemin de fer qui a supplanté la diligence. Ces innovations radicales ne tombent pas du ciel : elles sont portées par des individus hors norme, les « entrepreneurs ».

Sous la plume de Schumpeter, l’entrepreneur n’a pas grand-chose à voir avec ce que nous désignons couramment sous le terme de « chef d’entreprise » : l’entrepreneur est d’abord un « marginal », un « révolutionnaire de l’économie », qui pense hors du cadre et vient même heurter l’ordre social établi. Il n’appartient à aucune classe sociale car il se définit par sa seule fonction : celle d’entreprendre. Il dispose d’un fort leadership pour emporter la conviction et franchir les obstacles ; il est motivé par le désir de puissance ou la « joie de créer une forme économique nouvelle », plus que par l’appât du gain, qui est la conséquence de sa réussite et non sa motivation première. Pour Schumpeter, l’entrepreneur est par nature un « débiteur » : il doit s’endetter pour réaliser ses rêves. Il a comme « compagnon de route » le banquier, qui prend le risque de soutenir un projet aux faibles chances de succès.

Schumpeter nous montre ainsi que l’entrepreneur est essentiel à la dynamique du capitalismepuisque sa survie même en dépend. Il autorise aussi une certaine mobilité sociale et empêche qu’une société ne soit uniquement fondée sur la reproduction des élites et des castes. Mais Schumpeter, dans son dernier ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie (1942) s’alarme du prochain « crépuscule de la fonction d’entrepreneur » : les entrepreneurs vont progressivement disparaître, victime de l’hostilité de la société envers le modèle qui l’a rendue riche, le capitalisme. Pour Schumpeter, si elle advenait, la disparition de l’entrepreneur marquerait alors l’avènement d’un autre modèle économique : le «socialisme ». Un modèle dans lequel tout est routine et reproduction à l’identique. Un modèle qui n’admet pas la contestation de l’ordre établi.

Emmanuel Combe est vice-président de l’Autorité de la concurrence, professeur à Skema Business School.

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