« Rien ne justifie que le transport aérien soit le bouc émissaire de la transition climatique » (L’Opinion)

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Emmanuel Combe a publié, avec Paul Chiambaretto, une tribune sur le transport aérien dans L’Opinion le 7 Septembre 2024.

Rien ne justifie que le transport aérien devienne le bouc émissaire de la transition climatique

 

Un ouvrage sur le transport aérien, pour quoi faire ?

PC : Il n’existe pas à notre connaissance d’ouvrage en français qui explique le fonctionnement du transport aérien, en prenant appui sur des travaux académiques. Notre approche est d’abord économique mais elle se veut aussi systémique et prospective : nous évoquons par exemple les business models des compagnies, l’éco-système de l’aérien et bien sûr le défi de la transition climatique. Mais nous les abordons de manière dépassionnée, en posant un diagnostic, en chiffrant les enjeux et en prenant appui sur les travaux de chercheurs. Cet exercice pédagogique nous semble utile, en ces temps où le transport aérien est relativement méconnu et accusé souvent à tort de tous les maux.

Comme par exemple ?

EC : On surestime la profitabilité des compagnies aériennes. Bien qu’elles aient des chiffres d’affaires importants (du fait du volume et des prix élevés des billets d’avion), la majorité d’entre elles sont très peu rentables, voire déficitaires. Ainsi, selon les prévisions de l’IATA, à l’échelle mondiale, le profit par passager aérien en 2023 devrait être de l’ordre de 2,25 dollars … c’est la moitié du prix d’un café à Genève comme l’illustre l’économiste de l’IATA. Autant dire que la capacité des compagnies aériennes à absorber de nouvelles augmentations de taxes est limitée ; toute augmentation sera répercutée quasi-intégralement sur les passagers.

PC : De même, la question de l’empreinte environnementale du transport aérien est relativement mal comprise. Elle illustre parfaitement ce déficit de connaissance et ce besoin de pédagogie. Par exemple, 50% des Français pensent que l’aérien représente plus de 10% des émissions mondiales de C02. En réalité, en l’état actuel de nos connaissances, le consensus des experts considère qu’il représente entre 2 % et 3 % des émissions mondiales. Même dans les pays développés, sa part dépasse rarement les 4 % à 5 %.

Mais même avec 3% des émissions mondiales, le transport aérien doit participer à la transition climatique …

EC : Nous ne contestons pas ce point. Comme toutes les activités économiques émettrices de CO2, l’aérien doit prendre sa part à la décarbonation des transports. Mais, en France, les termes du débat ne sont pas posés de manière sereine et objective. Par exemple, un argument souvent avancé est que le transport aérien ne participe pas à l’effort collectif car il ne paye pas de taxes sur le kérozène.

PC : En effet, cette non-taxation du kérozène pour les vols internationaux est le résultat d’une concertation internationale, encadrée par l’OACI pour limiter les distorsions de concurrence entre compagnies aériennes issues de pays différents. Concernant les vols domestiques, il s’agit d’un choix politique national, mais il y a une contrepartie à cette exonération : en France, les compagnies doivent s’acquitter du tarif de sûreté et de sécurité Elles financent ainsi une mission régalienne de l’Etat, qui n’est pas financée par les compagnies aériennes dans d’autres pays.

Comment voyez-vous la reprise du transport aérien à l’issue de l’été 2023 ? Est-ce que le Covid est dernière nous ?

PC : A l’échelle mondiale, 2023 devrait être l’année du retour du trafic aux niveaux d’avant-crise. D’ailleurs, dans certains pays ou pour certaines routes, les niveaux de trafic de 2019 sont déjà dépassés. Pour autant, tous les voyageurs aériens n’ont pas retrouvé aussi rapidement le chemin des avions. Si le trafic loisirs a fortement repris, les voyageurs professionnels mettent plus de temps à retrouver leurs habitudes de voyage. Actuellement, on estime qu’il manque encore 20% de la demande aérienne pour les voyageurs d’affaires.

EC : Parmi les autres changements notables, on observe que la crise du Covid a eu pour effet de rebattre les cartes, avec des gagnants et des perdants. Les grands gagnants ont été les compagnies ultra low cost comme Ryanair. Parce qu’elles ont plus de coûts variables, elles ont été moins impactées par les différents confinements. De même, lorsque les déplacements étaient limités à l’Europe, cela n’impactait que marginalement les low-cost dont le réseau est essentiellement européen, alors que cela pénalisait fortement les compagnies traditionnelles très présentes sur le long-courrier. Au final, trois ans après la crise, les compagnies à bas coûts n’ont jamais été aussi fortes, et ce d’autant plus dans un contexte d’augmentation très forte du prix du billet d’avion.

En parlant de prix du billet d’avion, le Ministre Clément Beaune vient de proposer un prix minimum pour les billets d’avion. Qu’en pensez-vous ?

EC : La pratique des prix bas est une pratique assez classique de prix d’appel, qui existe dans tous les secteurs. Elle porte sur quelques billets sur un même vol, mais tous les billets ne sont pas vendus à bas prix. Si tel était le cas, les compagnies low cost ne seraient pas aussi rentables ! Ajoutons à cela que la fixation d’un prix minimum contrevient au principe fondamental de liberté tarifaire dans l’aérien, qui est gravé dans le marbre en Europe. Il faudra donc passer par la case de Bruxelles.

PC : Cette mesure serait une aubaine pour Ryanair qui pourra vendre plus cher ses billets premier prix, sans pour autant baisser les prix sur le reste de l’avion. Les seules victimes seront les passagers à faibles revenus qui réservent un billet à l’avance pour pouvoir voyager. Cette annonce est paradoxale, à l’heure où le gouvernement entend lutter contre la vie chère.

L’idée est que le prix minimum permet de mieux lutter contre le dumping climatique et social.

EC : Si l’on estime qu’il faut améliorer le sort des salariés, notamment chez les low cost, l’outil le plus adapté est le droit du travail. Si l’on estime qu’il faut mieux prendre en compte le climat dans le prix du billet, il y a un instrument qui existe déjà : l’éco-contribution ou les quotas carbone. On ne voit pas bien en quoi l’instauration d’un prix minimum permet d’adresser ces deux sujets.

PC : Sur quelle base sera fixé ce prix minimum ? La cohérence voudrait que l’on parte des coûts de production au siège mais ils varient de 1 à 4 selon les compagnies aériennes. Faut-il retenir le coût de la plus efficace ou de la moins efficace ? Il faudra aussi tenir compte de la distance du vol. Or, il y a plus de 8000 lignes aériennes à l’intérieur de l’Europe ! La mise en oeuvre d’une telle proposition risque d’être une véritable usine à gaz.

En arrière-plan de ces débats, on a le sentiment que le transport aérien n’a pas bonne presse chez les politiques français. Comment expliquez vous cela ?

EC : Le transport aérien incarne dans l’imaginaire une certaine mondialisation qui profiterait d’abord à une petite partie de la population. S’attaquer au transport aérien revient indirectement à pointer du doigt la surconsommation des personnes aisées et leur contribution plus importante aux émissions de GES. Le décideur politique surfe sur cette représentation, bien qu’elle soit en partie erronée.

PC : En effet, le transport aérien s’est beaucoup démocratisé depuis 30 ans, grâce notamment aux low cost qui ont élargi l’accès au marché. De plus, lorsque l’on analyse le profil socio-professionnel des personnes qui prennent l’avion, il n’est pas très différent de ceux qui prennent … le TGV. Au final, près de 90% des Français ont déjà pris l’avion au moins une fois dans leur vie et avant la crise du Covid, près de 60% des Français prenaient l’avion au moins une fois par an. Mais le transport aérien est devenu le bouc émissaire de la transition climatique. Le train est dans le camp du bien ; l’avion dans le camp du mal. Rien dans les chiffres ne justifie un traitement si particulier et si discriminatoire. Au lieu d’opposer ces modes de transport, tout devrait être fait au contraire pour renforcer leur complémentarité.

 

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