« La concurrence reste un outil précieux » (L’Opinion)

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Emmanuel Combe a publié une tribune sur la politique de la concurrence dans L’Opinion le 15 Novembre 2022, à l’occasion de son départ de l’Autorité de la concurrence.

 

La concurrence reste un outil précieux pour un pays comme la France

 

Expert ès concurrence. Emmanuel est normalien, docteur en économie, agrégé des Facultés. Il est professeur à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à Skema Business School. Membre du Collège de l’Autorité de la concurrence depuis 2005, il en a été le Vice-Président de 2012 à Novembre 2022. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la concurrence (La concurrence, PUF, 2022, seconde édition) et chroniqueur à L’Opinion.

 

A l’heure où vous quittez vos fonctions de vice-président de l’Autorité de la concurrence, quel bilan en tirez-vous ?

L’Autorité de la concurrence s’est imposée dans le paysage institutionnel français par son indépendance et son expertise. Elle dispose d’une forte crédibilité auprès des acteurs économiques et des décideurs politiques. Son bilan est assez éloquent. Si je prends le volet répressif, l’Autorité a mis fin à de nombreux comportements anti-concurrentiels qui nuisent au pouvoir d’achat et à la compétitivité. Tout d’abord, au cours des 10 dernières années, 7,6 milliards d’euros d’amende ont été infligés. Mais surtout, en mettant fin à nombre de pratiques anticoncurrentielles, nous avons évité un surcoût de 11 milliards d’euros à l’économie française. Cela n’a rien d’anecdotique. L’Autorité a également été pionnière sur de nombreux sujets, notamment en matière de numérique. Je pense en particulier à l’affaire Google/Droits voisins. Pour la première fois en Europe, les engagements pris par Google en 2022 ont posé un cadre de négociation pour évaluer de manière transparente la rémunération des droits voisins.

 

Pourtant, la politique de concurrence fait souvent l’objet de critiques ; par exemple, elle serait trop focalisée sur le consommateur …

La concurrence profite certes aux consommateurs, par des prix plus bas et une plus grande diversité des produits. Mais elle n’est pas réductible à ce seul effet. Prenez l’exemple des cartels : les premières victimes de ces pratiques sont souvent des entreprises. Ainsi, dans l’entente des messageries, que nous avons condamné en 2015, la principale victime a été l’industrie manufacturière et les sites de commerce en ligne, qui envoient des colis. De même, les abus de position dominante visent souvent à marginaliser de nouveaux entrants. Nous venons de le voir il y a quelques jours encore avec la condamnation d’une grande entreprise de verres ophtalmiques, qui a bridé l’essor de nouveaux acteurs de vente en ligne de lunettes. La concurrence protège tous les acteurs du marché, consommateurs comme entreprises.

 

On lui reproche aussi de ne pas suffisamment se projeter dans l’avenir, à l’heure où les marchés mondiaux bougent très vite.

Vous parlez ici du contrôle des fusions. Tout d’abord, les autorités de concurrence savent faire évoluer leur définition des marchés pertinents, dès lors qu’elles disposent d’éléments suffisamment étayés. Ainsi, dès 2017, nous avons pris en compte les ventes en ligne dans l’affaire FNAC/Darty.  De plus, la concurrence exercée par de nouveaux entrants est intégrée à l’analyse, si elle a lieu dans un avenir prévisible et avec une certaine probabilité.

 

La concurrence n’est-elle pas une valeur du monde d’hier, à l’heure de la transition environnementale ?

On pourrait le penser de prime abord, en opposant la concurrence qui fait baisser les prix et l’environnement qui impose une certaine sobriété de consommation. Mais les choses ne sont pas si simples. A y regarder de plus près, la concurrence peut aider à lutter contre la pollution, dès lors que les consommateurs sont prêt à passer sur des produits « verts » : c’est parce que les producteurs sont en concurrence entre eux qu’ils vont accélérer le lancement de nouveaux produits. La politique de concurrence a d’ailleurs un rôle à jouer en matière d’environnement.

 

Lequel ?

Tout d’abord un rôle de lutte contre les pratiques anti-concurrentielles qui nuisent à la transition climatique. Par exemple, à l’Autorité, nous avons condamné en 2017 une entente entre fabricants de revêtements de sol. L’un de ses objectifs était d’interdire à ses membres de communiquer sur les performances environnementales individuelles des produits. Les clients ont donc été privés d’un paramètre de choix, à l’heure où l’impact de la qualité de l’air sur la santé humaine est considéré comme un élément important. Ensuite, l’Autorité va devoir relever un nouveau défi : apprécier dans quelle mesure une entente qui réduit la concurrence mais favorise la transition climatique peut être autorisée. Ce sujet est nouveau et passionnant.

 

Si la concurrence est un outil utile, comment peut-on la stimuler davantage ?

L’économie française est déjà largement ouverte à la concurrence ; mais il existe encore des leviers pour ouvrir certains secteurs encore très réglementés. C’est au gouvernement d’en décider. L’Autorité peut l’accompagner dans cette tâche difficile. Elle a d’ailleurs joué dans le passé un rôle important dans de nombreuses réformes qui ont changé la vie quotidienne des Français. Je pense tout particulièrement à la période 2015/2017. Nous avons été aux avants postes pour porter la réforme du notariat, avec l’installation de nouveaux offices, pour soutenir le lancement des autocars longue distance, pour ouvrir à la concurrence l’examen théorique du permis de conduire. Ces réformes sont des succès. Pour ne prendre que le cas du permis, il faut désormais 24 heures pour avoir une place à l’examen théorique, au lieu de 4 à 6 mois auparavant.

 

En pratique, les réformes pro-concurrentielles restent assez rares

Oui, car ce sont toujours des réformes difficiles à faire.  Pour un décideur politique, défendre la concurrence reste un sport de combat : il y a beaucoup de coups à prendre pour un gain limité. Ceux qui sont en place vont s’opposer aux réformes concurrentielles et sont visibles médiatiquement. Ils vont utiliser les arguments usuels, notamment celui de l’emploi : souvenez-vous du discours de ceux qui en 2015 prétendaient que la réforme du notariat conduirait à détruire plus de 10 000 emplois ! Rien de tout ceci ne s’est produit. Du côté des outsiders, qui ne sont pas encore sur le marché, leur poids politique est faible. On a donc une asymétrie des forces qui conduit à privilégier le statu quo. Mais rien n’est impossible, si les réformes sont concertées et progressives.

 

 

 

Quel rôle joue un économiste au sein d’une autorité dont la mission est d’abord d’appliquer des règles de droit ?

Le droit de la concurrence se nourrit de l’économie, qui permet de comprendre les stratégies d’entreprise et leur rationalité. J’ai travaillé dans une autorité qui fait une place à l’analyse économique dans ses décisions contentieuses : dans la détermination de la sanction pécuniaire, mais aussi dans l’étude des effets d’une pratique anti-concurrentielle, notamment en matière d’abus de position dominante. Certes, il reste encore des points de débats entre économistes et juristes, que ce soit sur les prix excessifs ou sur les prix de revente imposés. Mais le dialogue existe.

En matière de fusion, le rôle de l’économiste a toujours été plus marqué : délimiter les marchés pertinents, construire le scénario probable d’atteinte à la concurrence. L’économiste pourrait jouer également demain un rôle utile dans l’analyse des gains d’efficacité d’une fusion.

 

Le mot de la fin ?

La concurrence reste un outil précieux pour un pays comme la France, même si elle n’a pas réponse à tout. La concurrence est même un peu plus à mes yeux qu’un outil. Elle porte en elle une forme d’ intérêt général : permettre à tout un chacun de tenter sa chance ; ouvrir des espaces de liberté et de potentialités pour de nouveaux entrants ; elle est souvent synonyme de mérite. Elle s’oppose à l’arbitraire, au privilège, aux rentes injustifiées. Mais je crois aussi que la concurrence n’a de sens que si elle est encadrée par des règles et des institutions qui en définissent les contours, qui disent ce que l’on peut faire et ne pas faire. Cet intérêt général est souvent difficile à porter dans le débat public : la concurrence profite à tous, mais personne n’est vraiment prêt à la défendre. On aime toujours la concurrence pour les autres, rarement pour soi-même.

 

 

 

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