Emmanuel Combe a publié dans L’Opinion le 12 Avril 2023 une chronique sur les frais d’envoi de livres achetés en ligne.
«Frais d’envoi de livres : un pari hasardeux»
Trois euros : c’est désormais le prix minimum des frais de livraison dont il faudra s’acquitter à partir d’octobre lorsqu’on achètera un livre en ligne. Fini la livraison gratuite sur Amazon ou la Fnac. L’idée de la loi Darcos, dont l’arrêté vient d’être adopté, est d’éviter une concurrence en faveur des grandes plateformes. En effet, lorsqu’il achète un livre neuf de 10 euros, le client ne paie pas de frais d’envoi sur Amazon ou la Fnac, alors qu’il en supporte lorsqu’il achète sur les autres sites de vente de livres, notamment de librairies physiques.
De plus, le fait de ne pas payer de frais d’envoi favorise l’essor des ventes en ligne par rapport aux achats en librairie physique. En arrière-fond de ce texte, se trouve l’idée selon laquelle il est essentiel de maintenir un maillage de librairies physiques qui apportent un service de proximité et de conseil aux Français et proposent également des ventes en ligne.
Sans remettre en cause l’objectif d’intérêt général recherché, on peut s’interroger sur les effets concrets d’une telle loi. En particulier, on ne peut exclure qu’elle soit privée d’une grande partie de son effectivité ou, pire encore, qu’elle n’aille finalement à l’encontre de son objectif ultime, celui de favoriser la lecture chez tous les Français.
Contournement. En premier lieu, certains clients vont mettre en œuvre des stratégies de contournement. Par exemple, certains vont choisir de regrouper leurs achats de livres en ligne, dans la mesure où le tarif de 3 euros ne s’appliquera pas aux livraisons d’un montant supérieur à 35 euros. Ainsi, les gros lecteurs achèteront moins fréquemment sur Amazon ou la Fnac… mais passeront de plus grandes commandes en ligne, pour ne payer que 0,01 euro de frais d’envoi.
En second lieu, on ne peut exclure des comportements de report de la part de certains clients : report vers le livre numérique, même si ce support reste pour l’heure encore assez marginal ; report vers le livre d’occasion, qui n’est pas concerné par les frais d’envoi minimum ; report vers d’autres produits, culturels ou non.
En dernier lieu, certains consommateurs vont subir une baisse de leur pouvoir d’achat ou un accès réduit à la lecture. Il s’agit de ceux qui n’ont pas facilement accès à une librairie physique à proximité de leur domicile, notamment parce qu’ils résident en zone rurale ou péri-urbaine. Selon le rapport Bannier, cela concernerait 23 % des acheteurs de livres, ce qui n’est pas anecdotique. L’imposition de frais d’envois minimum va donc se traduire pour ces personnes par une hausse du prix du livre, quel que soit le site utilisé.
Au mieux, l’effet de la mesure sera que les consommateurs se reporteront sur une autre librairie en ligne qu’Amazon ou la Fnac, si le service y est meilleur. Mais, on ne peut exclure que certains ménages, notamment les plus pauvres, ne puissent se permettre de passer des commandes d’un montant élevé pour échapper aux frais d’envoi et renoncent à acheter un livre. Ne risque-t-on pas alors de créer une fracture géographique et sociale dans l’accès au livre ?
Compte tenu de ces différents effets, une étude d’impact aurait permis d’éclairer les débats sur les bénéfices et les coûts d’une telle mesure. Et permis d’envisager d’autres solutions moins attentatoires au pouvoir d’achat et à la liberté d’entreprendre, tels que des aides directes aux petites librairies.
Emmanuel Combe est Professeur à l’université de Paris 1 et à Skema Business School.