Emmanuel Combe a publié avec Philippe Aghion une tribune dans Les Echos du 28 Décembre 2020 sur la politique de concurrence à l’heure du numérique.
Concilier politique de concurrence et innovation
Philippe Aghion, Professeur au Collège de FranceEmmanuel Combe, Vice-Président de l’Autorité de la concurrenceA l’heure où les autorités de concurrence dans le monde lancent de multiples investigations à l’encontre des géants du numérique, il n’est pas inutile de revenir sur quelques fondamentaux de la concurrence.
En premier lieu, la concurrence est souvent assimilée à la présence d’un grand nombre d’offreurs sur le marché : plus ils sont nombreux, plus la concurrence y est intense. Cette approche est pertinente pour comprendre le fonctionnement de nombreux marchés mais elle n’épuise pas la totalité des cas possibles. L’intensité de la concurrence peut être forte même en présence d’un petit nombre d’acteurs : des facteurs tels que la répartition des parts de marché, la nature de la concurrence, l’ampleur des barrières ou même le type d’entreprises jouent aussi un rôle important. Par exemple, un opérateur de petite taille peut animer fortement la concurrence, s’il lance une innovation disruptive qui remet en cause les modèles existants. Dans un cas limite, on peut même considérer qu’une entreprise seule sur le marché est en concurrence, si elle est menacée en permanence par l’entrée de nouveaux offreurs, comme le montre la théorie des marchés contestables. L’ampleur des barrières à l’entrée et à la sortie permettent alors d’apprécier le degré de contestabilité du marché.
En second lieu, la concurrence est souvent appréhendée de manière statique, en focalisant l’attention sur la structure du marché à un instant donné. Or, l’innovation et la destruction créatrice impliquent que de nouveaux marchés se créent sans cesse pour remplacer des marchés existants, et sur chaque marché, de nouvelles firmes innovantes viennent remplacer des firmes existantes. L’intensité de la concurrence se mesure alors moins par le nombre d’entreprises que par le taux d’entrée et de sortie au cours du temps. Dans Innovation matters : Competition Policy for the High-Technology Economy, Richard Gilbert (2020) observe qu’aux Etats-Unis, la politique de concurrence n’a pas empêché l’émergence d’entreprises superstars qui ont réussi à racheter ou à éliminer leurs concurrents potentiels, et à décourager l’entrée de nouvelles entreprises. Il propose non pas de réécrire la législation anti-trust américaine, mais plutôt d’adapter son utilisation pour favoriser la «concurrence dynamique», c’est à dire l’innovation, l’entrée de nouvelles entreprises et la création de nouveaux marchés. En particulier, les autorités anti-trust ne devraient plus prendre la définition des marchés existants comme principale boussole. Par ailleurs, lorsqu’elles analysent les coûts et bénéfices d’une fusion-acquisition, les effets anticipés de celle-ci sur l’innovation et la création de futurs marchés devraient être intégrés à l’analyse. On comprend alors qu’une fusion entre deux entreprises concurrentes sur des projets de R&D puisse être considérée comme problématique par les autorités de concurrence, si elle conduit à diminuer l’incitation à innover.
Plus fondamentalement, lorsque les marchés se caractérisent par de fortes économies d’échelle, d’expérience, de gamme ou des effets de réseau directs comme indirects, il est probable que quelques entreprises vont rapidement dominer le marché, à l’image de ce que l’on observe aujourd’hui dans le numérique. Des espaces de concurrence peuvent toutefois subsister, en particulier si les produits sont différenciés et si les utilisateurs peuvent facilement changer de plateforme. L’enjeu majeur est alors de savoir si ces espaces, parfois étroits, pour une nouvelle concurrence ne sont pas artificiellement annihilés par les comportements anticoncurrentiels des entreprises installées. La politique de concurrence retrouve ici sa pleine justification : elle ne vise pas d’abord à interdire les positions dominantes mais à lutter contre d’éventuels abus. Dans des cas très particuliers, la régulation ex-ante des marchés ou des remèdes structurels pourraient également se justifier, à condition de rester exceptionnelle, pour ne pas décourager l’incitation à investir, à innover et à croître.