« Deliveroo : le retour des monopsones ? » (L’Opinion)

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Emmanuel Combe a publié une chronique dans le journal L’Opinion, le 12 Août 2019, sur Deliveroo et les situations de monopsone.

 

Deliveroo : le retour des monopsones ?

Le 29 juillet, Deliveroo a informé ses livreurs que le tarif des livraisons allait être modifié pour les courtes distances, passant de 4,80 euros à moins de 3 euros, soit une baisse de plus de 30 %. Si cette baisse sur les petites courses s’inscrit dans une politique globale de recomposition des tarifs, avec en contrepartie une majoration des courses longues, elle témoigne du pouvoir de fixer les prix… à l’achat. Ce pouvoir porte un nom en économie : le monopsone. Le monopsone est à l’achat ce que le monopole est à la vente : le monopole profite de sa situation pour augmenter son prix de vente. De manière symétrique, le monopsone profite du fait qu’il est le seul acheteur pour faire baisser le prix à l’achat : par exemple, sur le marché du travail, un monopsone peut faire baisser la rémunération de la main-d’œuvre, sans craindre que les travailleurs n’aillent voir ailleurs. Simplement parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Dans le cas de Deliveroo, son pouvoir relève plus de l’oligopsone que du pur monopsone, dans la mesure où il n’est pas seul sur le marché de la livraison de repas à domicile : sa capacité à diminuer les rémunérations est donc plus faible ; elle n’en reste pas moins réelle.
Le sujet du monopsone est un sujet ancien en économie : au XIXe siècle, il n’était pas rare qu’une grande entreprise de sidérurgie ou de textile se retrouve seule à acheter la main-d’œuvre à l’intérieur d’un bassin d’emploi local. Cette situation conduisait à exercer une pression à la baisse sur le salaire des ouvriers, peu mobiles géographiquement. Pour lutter contre ce pouvoir, le remède a consisté pour les salariés à créer des syndicats : ainsi, l’économiste John Hicks définissait en 1932 le syndicat comme une organisation visant à faire contrepoids au pouvoir de monopsone de l’employeur.
Face à ce retour des monopsones, l’action syndicale ne constitue sans doute plus un contre-pouvoir suffisant, compte tenu du faible poids des syndicats dans les nouvelles industries et des difficultés d’organiser une action collective
Concentration. Les situations de monopsone sur le marché du travail n’ont pas disparu dans le monde d’aujourd’hui et ont même tendance à resurgir depuis trente ans. Tout d’abord, la concentration industrielle s’est considérablement accrue, notamment sous l’influence des technologies numériques : dans certains bassins d’emploi aux Etats-Unis, quelques entreprises réalisent l’essentiel des embauches, notamment pour les peu qualifiées. De plus, le contre-pouvoir syndical a diminué. Une étude économique sur données américaines conclut que ce pouvoir à l’achat exerce un effet négatif sur les salaires de l’ordre de 20 %.
Face à ce retour des monopsones, l’action syndicale ne constitue sans doute plus un contre-pouvoir suffisant, compte tenu du faible poids des syndicats dans les nouvelles industries et des difficultés d’organiser une action collective. Un nouveau levier d’action est sans doute à rechercher du côté de la… politique antitrust. Lors du contrôle d’une fusion-acquisition, les autorités antitrust analysent le risque d’augmentation du prix des produits pour les consommateurs ; elles pourraient se pencher sur le risque de… diminution des salaires pour les travailleurs. De même, les autorités antitrust pourraient s’intéresser aux clauses de non-concurrence limitant la mobilité de la main-d’œuvre entre entreprises d’un même secteur. Et ce d’autant que ces pratiques ne concernent pas que les personnes très qualifiées : aux Etats-Unis, 20 % des travailleurs ayant un salaire inférieur à la moyenne sont soumis à une clause de non-concurrence. « L’armée industrielle de réserve » (Marx) pourrait bien trouver demain dans la politique antitrust… son meilleur allié.
Emmanuel Combe est vice-président de l’Autorité de la concurrence, professeur à Skema Business School.

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