« Plateformes numériques : face qui rit, face qui paye » (L’Opinion ; Episode 3)

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Emmanuel Combe a publié le 28 Octobre 2020 dans L’Opinion une chronique sur les plateformes numériques.

 

« Plateformes numériques : face qui rit, face qui paye » (Episode 3)

 

Economies d’échelle, d’expérience, de gamme, effets de réseau : nous avons vu que ces différents facteurs conduisaient, dans le cas des plateformes numériques, à des situations d’oligopole, voire de quasi-monopole. Dans cette course à la concentration, la capacité à enclencher un cercle vertueux sur les deux faces du marché joue un rôle crucial.

Prenons l’exemple des applications de VTC, où existent de forts effets de réseau indirects et symétriques entre utilisateurs et chauffeurs. En effet, plus il y a de chauffeurs sur une application donnée, plus les clients ont intérêt à la télécharger. De manière symétrique, plus une application de VTC est utilisée, plus les chauffeurs ont intérêt à travailler pour cette dernière, afin d’obtenir davantage de courses. L’enjeu pour la plateforme est donc d’enclencher un « effet boule de neige » sur les deux faces du marché, au besoin en les subventionnant au départ.

Ainsi, selon certains économistes, pour pénétrer rapidement de nouveaux marchés géographiques, Uber n’aurait pas hésité à subventionner les chauffeurs, en leur assurant pendant quelques mois un revenu garanti. De même, Uber a lancé en direction des clients de vastes campagnes de promotion pour les inciter à rejoindre l’application. Cette stratégie expliquerait en partie les pertes colossales et récurrentes supportées par Uber : pas moins de 8,5 milliards de dollars pour la seule année 2019.

Dans certains cas, une plateforme peut même décider de subventionner une seule face du marché, en lui appliquant un prix… nul. Tel est le cas de Google search, de Facebook ou Twitter : ces applications sont en effet gratuites pour les utilisateurs. Ce choix de tarification s’explique par la présence d’effets de réseau indirects mais sur une seule face du marché : si les utilisateurs de Facebook ne sont pas particulièrement friands de publicité digitale, les annonceurs en revanche apprécient le fait qu’ils soient 2,7 milliards et mettent à disposition des données précieuses pour faire du « ciblage publicitaire ». La face du marché la plus sensible au prix – ici les utilisateurs — se voit appliquer un prix nul, tandis que l’autre face, celle des annonceurs, paye.

Chaque utilisateur rapporte ainsi indirectement environ 30 dollars par an à Facebook. Cette tarification différenciée selon la face du marché n’a rien de nouveau : elle existait déjà, bien avant le numérique, dans des activités comme les journaux gratuits ou les boîtes de nuit, ces dernières pratiquant parfois une tarification différenciée selon le sexe. Le fait que les utilisateurs ne paient pas directement pour le service ne signifie pas qu’ils ne lui accordent aucune valeur. Selon une étude récente, la moitié des utilisateurs américains de Facebook n’accepteraient de renoncer à ce réseau social pendant un mois, qu’en échange d’une somme de… 48 dollars.

Cette situation peut sembler assez paradoxale : à force d’être gratuites, certaines plateformes semblent être devenues indispensables pour une partie des utilisateurs. Serait-il temps de les rendre payantes ? Cela permettrait de mieux refléter leur valeur réelle, tout en offrant aux utilisateurs une plus grande maîtrise sur la contrepartie, à savoir la mise à disposition de leurs données personnelles.

Emmanuel Combe est professeur à Skema business school et vice-président de l’Autorité de la concurrence.

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