Emmanuel Combe a publié une chronique dans le journal L’Opinion, le 19 Mai 2020, sur la politique industrielle et la concurrence.
Politique industrielle : oui, mais avec de la concurrence
La crise du Covid-19 aura eu au moins une vertu, celle d’accélérer les débats en Europe sur des sujets essentiels. Tel est le cas de la politique industrielle : il s’agit d’un véritable serpent de mer, débattu en France depuis le rapport Beffa-Crome en 2013 et remis à l’honneur en 2019 par Bruno Le Maire et Peter Altmaier, suite à l’interdiction de la fusion entre Siemens et Alstom. Mais peu de choses concrètes ont vu véritablement le jour jusqu’ici, si ce n’est le lancement de « l’Airbus des batteries » et du plan Nano. La crise du Covid-19 pourrait toutefois conduire l’Europe, au-delà du soutien massif aux entreprises en difficultés, à franchir demain un pas décisif.
Il ne faudrait toutefois pas considérer, comme on l’entend trop souvent en France, que cette politique industrielle doit se construire aux dépens de la politique de concurrence.
Rappelons tout d’abord que la politique de concurrence est, à sa manière, une forme minimaliste de politique industrielle. Par exemple, en luttant contre les cartels, la politique antitrust met fin à des pratiques qui portent le plus souvent sur des produits intermédiaires, ce qui pénalise la compétitivité d’autres entreprises. De même, lorsque les autorités de concurrence s’attaquent aux abus de position dominante de géants comme Google ou Qualcomm, elles évitent que des concurrents prometteurs ne soient exclus du marché.
Mais surtout, la concurrence et la politique de concurrence sont des outils essentiels pour assurer la réussite d’une politique industrielle volontariste. Ainsi, à la suite de la crise du Covid-19, l’Europe va sans doute vouloir retrouver une certaine « souveraineté économique » : l’enjeu sera alors de reconstituer des avantages comparatifs dans des secteurs où nous sommes aujourd’hui trop dépendants des importations, à l’image de l’industrie du médicament.
En pratique, cette politique industrielle consistera à cibler des secteurs jugés « stratégiques » et à les protéger du reste du monde pour leur permettre de rattraper leurs concurrents non européens. Cette politique ne peut toutefois réussir que si l’on maintient une forte concurrence à l’intérieur du marché européen, pour stimuler l’innovation et l’efficacité économique. Il serait dangereux de désigner à l’avance un « champion» , en lui octroyant d’emblée un monopole. Le monopole temporaire doit être le résultat d’une compétition féroce entre entreprises et non une rente octroyée dès le départ.
Pour s’en convaincre, on peut se tourner vers le Japon et sa politique industrielle volontariste, mise en œuvre durant les années 1960/70 : des secteurs comme l’automobile ou les produits électroniques avaient été désignés comme prioritaires pour préparer l’avenir. Pour atteindre cet objectif, le gouvernement japonais, aidé du puissant MITI, avait fermé le marché domestique, tout en misant sur une forte concurrence interne entre les entreprises… japonaises.
Dans l’automobile par exemple, ce sont pas moins de huit constructeurs qui s’affrontent depuis cinquante ans au Japon, avec le succès technologique et commercial que l’on connaît. Une certaine dose de protectionnisme vis-à-vis du reste du monde n’est pas antinomique avec une forte concurrence interne. Politique industrielle et politique de concurrence se complètent en réalité assez bien.
Emmanuel Combe est professeur à Skema Business School et vice-président de l’Autorité de la concurrence.