Emmanuel Combe a publié une chronique dans le journal L’Opinion, le 3 mai 2016 sur les jeunes en France.

 

Les trois jeunesses de France 

En 1970, Albert Hirschman publiait Exit, Voice and Loyalty, ouvrage à succès qui posait une question aussi simple qu’essentielle : que faire lorsque vous n’êtes pas satisfait d’une situation ? Trois solutions s’offrent à vous, répondait le célèbre économiste américain : se résigner (loyalty), voter avec ses pieds (exit) ou prendre la parole (voice).

Appliquons cette grille de lecture à la situation des jeunes qui s’apprêtent à entrer sur le marché du travail. Une situation bien peu réjouissante – le taux de chômage des jeunes avoisinant les 25 % – mais qui ne les conduit pourtant pas à avoir les mêmes incitations à protester.

Il y a tout d’abord la jeunesse qui poursuit des études supérieures longues et sélectives. Si cette jeunesse n’a pas toujours la vie facile, notamment pour accéder à un premier emploi stable, son horizon apparaît plutôt dégagé, avec un taux de chômage deux fois inférieur à la moyenne des jeunes. Mais surtout, si l’employeur lui claque la porte au nez dans son propre pays, elle sait qu’elle pourra toujours « voter avec ses pieds ». Soit en allant voir ailleurs, elle qui parle anglais couramment et a pris l’habitude de séjourner à l’étranger – merci Erasmus et le low cost. Soit en créant son propre emploi… en France mais hors des structures établies, en partant explorer de nouveaux secteurs ou modèles économiques : selon une récente enquête de Roland Berger, 46 % des créateurs de start-up sortent d’une grande école de commerce ou d’ingénieur.

A certains égards, les jeunes qui poursuivent des études courtes et pratiques – tels que les BTS – se retrouvent dans une situation assez similaire, même si leurs opportunités « d’exit » sont moins prometteuses. Bref, cette jeunesse est peu incitée à prendre la parole – si ce n’est pour demander une plus grande liberté d’entreprendre.

Résignation. A l’autre bout du spectre, nous trouvons la jeunesse des sans-diplômes et de l’échec scolaire, celle des 140 000 décrocheurs que produit chaque année notre système éducatif. Cette jeunesse non qualifiée est touchée par le chômage de masse, avec un taux qui frôle les 50 % pour les titulaires du seul brevet des collèges. Elle a peu d’opportunités de « voter avec ses pieds », au mieux en lançant une activité de petit commerce ou de services à la personne. Elle aurait donc une forte incitation à prendre la parole. Pourtant, elle est plutôt « loyale », par un mélange de résignation, manque de relais et compétences politiques. Mais aussi parce qu’elle est absorbée par un quotidien qui rime avec petits boulots, débrouille en tous genres, voire petite délinquance. Cette jeunesse aspire d’ailleurs moins à changer le monde qu’à y entrer.

Entre ces deux jeunesses se trouve celle qui va sur les bancs de l’université. Cette troisième jeunesse déchante vite sur la valeur de son diplôme, lorsqu’elle arrive sur le marché du travail : les emplois proposés ne sont souvent pas à la hauteur des espérances, alimentant ainsi un sentiment de déclassement. Pour elle, les opportunités de « voter avec ses pieds » apparaissent plus limitées, faute de compétences pratiques. Elle est aussi suffisamment éduquée pour ne pas se résigner et rester « loyale » au système. Il ne lui reste alors plus qu’une option : prendre la parole. C’est bien ce que font aujourd’hui les participants de Nuit Debout : des jeunes qui incarnent… une des trois jeunesses de notre pays.

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