Emmanuel Combe a publié une chronique dans L’Opinion le 23 Septembre 2020 sur la question de la souveraineté numérique et du rattrapage technologique.
Souveraineté numérique : rattrape-moi (si tu peux)
L’Europe, par la voix de Thierry Breton, vient d’annoncer qu’elle mettait 8 milliards d’euros sur la table pour le déploiement de supercalculateurs d’ici 2022.
Il s’agit d’ordinateurs très puissants, permettant de réaliser des calculs à haute performance et utilisés notamment dans la recherche médicale ou les simulations numériques. Au travers de cette annonce, l’Europe entend combler son retard dans la course aux supercalculateurs, largement dominée jusqu’ici par la Chine, les Etats-Unis et le Japon. Seul le français Atos, qui a racheté Bull, existe véritablement sur ce marché en Europe.
Au-delà du cas des supercalculateurs, la nouvelle Commission multiplie depuis peu les initiatives pour que l’Europe retrouve une forme de « souveraineté numérique ». Cette politique s’apparente à ce que l’on appelle parfois en économie une politique de « rattrapage technologique ». Elle repose sur l’idée selon laquelle un soutien public temporaire peut permettre à une industrie en retard de revenir dans la course, en particulier lorsqu’il y a des « économies d’expérience ». Dans certains secteurs, plus une entreprise produit depuis longtemps, plus elle a acquis de l’expérience dans la manière de produire, ce qui lui permet d’avoir un coût unitaire plus bas. A l’inverse, une entreprise entrée après les autres est pénalisée par le fait qu’elle n’a pas encore accumulé d’expérience : son coût unitaire est donc plus élevé que celui de ses concurrents. Il est donc nécessaire de la subventionner, le temps qu’elle descende le long de la courbe d’expérience. Un raisonnement similaire peut être fait avec les économies d’échelle et de réseau.
Mais le succès d’une politique de rattrapage est soumis à conditions.
En premier lieu, si le rythme de l’innovation est très soutenu, il est périlleux de vouloir rattraper la frontière existante : on risque d’avoir toujours un train de retard. Il vaut mieux pratiquer la stratégie du « saute-mouton », en se positionnant sur la prochaine génération d’innovations.
En second lieu, les pouvoirs publics doivent annoncer clairement dès le départ que l’aide sera temporaire. Le risque est sinon que les entreprises, anticipant la possibilité d’une prorogation des aides, soient moins incitées à être efficaces. De même, si la politique de rattrapage ne donne pas les résultats escomptés, le décideur doit accepter de stopper un programme.
En troisième lieu, l’industrie protégée doit être soumise à une concurrence interne, sur le marché ou pour le marché : il faut éviter les situations de « picking winners », dans lesquelles les pouvoirs publics désignent à l’avance l’entreprise à qui incombera la mission d’opérer le rattrapage technologique.
En quatrième lieu, outre un soutien financier, il est nécessaire que les pouvoirs publics initient une dynamique de la demande, dans la mesure où les clients potentiels risquent d’être attentistes et préfèreront rester à court terme avec leurs fournisseurs non européens. Les pouvoirs publics ont ici un rôle essentiel à jouer, celui de donner une impulsion au marché, notamment par le biais de la commande publique.
En dernier lieu, une politique de rattrapage implique un coût à court terme pour la collectivité en termes de finances publiques. Ce coût d’opportunité est le prix à payer pour disposer d’une forme de souveraineté sur des biens et services jugés «stratégiques». Il est important que les citoyens en aient bien conscience.