« Redonner un sens véritable à la souveraineté économique » (Le Monde)

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Emmanuel Combe a cosigné le 20 Janvier 2021, une tribune dans Le Monde sur la notion de souveraineté économique.

 

« Il est urgent de redonner son véritable sens à la notion de souveraineté économique »

 

L’affaire Carrefour-Couche-Tard illustre les ambiguïtés d’une politique de souveraineté économique dont la doctrine et les contours n’ont jamais été clairement explicités. Ce faisant, elles l’exposent à plusieurs démons.

Le premier d’entre eux, c’est le démon du populisme. La souveraineté économique est actuellement très en vogue dans l’opinion, surtout lorsqu’on agite le spectre d’une hypothétique menace sur notre « sécurité alimentaire ». Elle rassure l’électeur, en mal de certitudes sur la provenance des biens qu’il consomme. Mais elle le conforte également dans l’idée trop simple selon laquelle la mondialisation serait la cause première de tous nos maux, en étant d’abord source de dépendance et de contraintes.

La pandémie de Covid-19 a été à cet égard propice à l’usage politique de cette notion, en ravivant un discours sur notre dépendance envers certains produits « essentiels ». Nombre de Français ont en effet conclu que la pénurie observée de masques ou de respirateurs résultait de l’absence de production sur le territoire national, ce qui est erroné. En réalité, la pénurie vient principalement d’un défaut d’ajustement de l’offre mondiale à la demande ; elle ne résulte pas de la localisation de la production, ni de la distance entre les lieux de consommation et de production, ni encore de ce que le propriétaire de l’entreprise soit français ou non.

Le « mythe du potager »

Le second démon, c’est celui du simplisme économique. Le risque est ici de réhabiliter les vieilles thèses sur les vertus supposées de l’autarcie et du mercantilisme. L’autarcie repose sur le « mythe du potager » selon lequel tout produire chez soi rendrait indépendant. Paradoxalement, non : si vous faites tout vous-même, vous ne pouvez plus compter que sur vous-même, ce qui peut être problématique si le pays connaît un choc. Diversifier ses approvisionnements à l’étranger peut être un choix plus sécurisant.

Par ailleurs, tout faire soi-même est impossible aujourd’hui et entraînerait un coût exorbitant pour le pays. Quant au mercantilisme, qui stigmatise les importations, il repose sur un contresens économique majeur. Importer n’est pas en soi un problème et présente même de multiples avantages : cela permet par exemple de tirer parti des chaînes de valeur mondiales. De même, importer conditionne directement les performances à l’exportation de nos entreprises. Acheter à l’étranger permet enfin d’exercer le privilège de l’acheteur, c’est-à-dire celui de pouvoir choisir ses fournisseurs.

Le troisième démon, sans doute le plus inquiétant, c’est celui du nationalisme économique. Il conduit tout d’abord à faire de la nationalité d’un actionnaire un problème en soi. Lorsque l’on bloque un projet de rachat au motif que l’acquéreur est étranger, on laisse à penser qu’un actionnaire privé brésilien, canadien ou indien serait moins vertueux et moins bien intentionné qu’un actionnaire français.

De bons et de mauvais projets

A vrai dire, il n’y a pas de mauvais actionnaires étrangers, il y a simplement de bons et de mauvais projets pour une entreprise. Plus encore, en bloquant un rachat par un actionnaire étranger, on s’expose à un risque certain de représailles de la part de nos partenaires : pourquoi ne feraient-ils pas de même avec nos entreprises ?

Le nationalisme économique est un jeu non coopératif, qui se heurte rapidement à l’effet boomerang : les entreprises françaises, très conquérantes dans le rachat d’acteurs étrangers, risquent d’être entravées demain dans leur développement mondial. Plus fondamentalement, bloquer un projet de rachat sur le seul fondement de la nationalité de l’actionnaire, c’est laisser croire qu’elle constitue le déterminant essentiel de la compétitivité d’une entreprise. C’est oublier le poids et le rôle des autres parties prenantes que sont les clients, les travailleurs, les sous-traitants (et leurs actionnaires) et les syndicats.

En réalité, la souveraineté économique est le fruit d’un équilibre subtil des pouvoirs entre tous ces acteurs : le pouvoir (d’achat) des consommateurs, celui des travailleurs et de leurs qualifications spécifiques, celui des partenaires économiques qui interagissent avec l’entreprise, des fournisseurs aux distributeurs, en passant par le régulateur et les partenaires sociaux qui créent l’environnement dans lequel se déploie la compétitivité de l’entreprise.

Imposer ses propres règles

L’actionnaire, quelle que soit sa nationalité, définira sa stratégie en fonction de l’articulation de ces différents pouvoirs. Autrement dit, il peut nous plaire que la marque du distributeur Carrefour soit française, mais l’approvisionnement de ses rayons, le nombre de ses salariés, la qualité de ses services et ses implantations géographiques ne dépendront pas d’abord de la nationalité de son propriétaire.

Si l’on veut échapper à ces trois démons, il est urgent de redonner son véritable sens à la notion de souveraineté économique. Elle ne doit pas se concevoir de manière défensive mais offensive. Elle ne consiste pas à importer moins, à rechercher l’autosuffisance ni à bloquer un actionnaire étranger.

Elle consiste à ce qu’un pays soit suffisamment puissant pour attirer des entreprises étrangères, en leur imposant ses propres règles et ses propres standards. Cette souveraineté conquérante et optimiste prend appui sur un ensemble de leviers structurels : la richesse de ses citoyens, la qualification et le savoir-faire de ses travailleurs, la qualité de ses infrastructures et de son éducation pour innover, l’attractivité de son territoire. Cette souveraineté optimiste n’est pas le synonyme du repli sur soi. Elle est le signe de la prospérité d’un pays.

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