Dans une étude pour le think tank Génération libre, l’économiste Emmanuel Combe revient sur l’idée d’un « protectionnisme intelligent », lors d’une interview pour Le Point, le 30 Mars 2015.
Le Point.fr : Avec son déficit commercial énorme, la France n’a-t-elle pas le devoir de se protéger face à la concurrence « déloyale » des pays à bas coûts, comme le proposent Marine Le Pen et le FN ?
Emmanuel Combe : Attention aux boucs émissaires. Ce raisonnement implique que notre déficit commercial vienne d’abord des pays à bas coûts. Les statistiques du commerce français montrent effectivement un gros déficit avec la Chine, essentiellement lié aux produits électroniques et au textile. Mais notre déficit avec l’Allemagne et la Belgique atteint exactement le même montant, un peu plus d’une vingtaine de milliards. L’essentiel de notre déficit commercial vient en réalité de la zone euro, à hauteur de quarante milliards. En quinze ans, la France a perdu tous ses excédents avec ses partenaires de la zone, y compris les pays du Sud comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal, sauf la Grèce ! À supposer qu’on se protège de la Chine, on aura donc résolu à peine la moitié de notre problème.
Est-ce une raison pour ne pas se protéger ?
Le problème, c’est que le commerce marche dans les deux sens. Si la France se protège contre des importations chinoises, Pékin répliquera en taxant nos points forts, c’est-à-dire le textile, le luxe, l’aéronautique et l’agroalimentaire. Il faut être naïf pour penser que les pays à bas coûts vont nous regarder faire sans réagir si nous les taxons. Ce que nous gagnerons d’un côté, nous le perdrons de l’autre. L’exemple des panneaux solaires est frappant. Lorsque l’Europe a menacé de taxer ceux de la Chine en 2013, la Chine a immédiatement envisagé de taxer le vin européen, en représailles. Cela ne veut pas dire que l’Europe ne doit pas utiliser les menaces comme arme commerciale : la Commission européenne en adresse souvent à la Chine. Sauf qu’à la fin les deux parties trouvent un accord.
Il n’y a donc pas d’autre solution que de subir la concurrence chinoise ?
Vouloir se protéger de la Chine revient en fait à réduire l’ambition de la France à la fabrication de produits bas de gamme, puisque c’est bien ce genre de produits que nous lui achetons. Marine Le Pen rêve que la France devienne ce que la Chine, qui fait des efforts gigantesques de recherche-développement (350 000 brevets déposés et obtenus en 2014) et où le coût de la main-d’oeuvre se renchérit, ne veut plus être demain. N’est-il pas beaucoup plus intelligent d’exporter davantage plutôt que de se fermer ? Laissons aux Chinois le soin de faire des produits à bas coûts et exportons chez eux des produits haut de gamme. L’erreur, c’est qu’il ne faut pas importer moins, mais exporter plus. Pas forcément en quantité, mais en qualité. Il faut monter en gamme notre production.
Comment faire pour y arriver ?
Il faut investir à fond dans la qualification des salariés. Pourquoi l’industrie textile a-elle disparu dans le nord de la France ? Parce qu’on a trop misé sur le bas de gamme. Malheureusement, en France, on a une vision trop élitiste de la réussite. Il faut remettre à l’honneur le bac pro, valoriser les filières de la main. Pour l’instant la cuisine française se cantonne à des grands chefs qui ouvrent quelques restaurants à l’étranger. Il faudrait qu’ils ouvrent des chaînes de restaurants en Chine ! Pourquoi j’insiste là-dessus ? Parce que le FN prospère sur le ressentiment d’ouvriers pour lesquels la mondialisation symbolise en effet le chômage puisqu’elle leur a fait perdre leur travail. Mais c’est oublier que l’on peut être ouvrier et très qualifié.
Exporter vers les pays à bas coûts ne suppose-t-il pas, de plus en plus, de consentir des transferts de technologies, qui leur permettront, à terme, de nous rattraper ?
Quand on parle du haut de gamme, en France, on pense tous à Airbus, c’est-à-dire à l’univers de la technologie. Mais il n’y a pas que cela. Je vous ai parlé du luxe, de l’industrie agroalimentaire. Le solde commercial dans les produits du terroir, qui est une catégorie statistique de l’Insee, représente par exemple la moitié du solde généré par Airbus. Que je sache, les fromages, les champagnes et le vin ne risquent pas les transferts de technologies !
Le Front national ne cesse de répéter que l’Europe est la grande naïve de la mondialisation, qu’elle est la seule à ne pas se protéger. Les États-Unis, eux, seraient beaucoup plus protectionnistes…
Oui, Florian Philippot n’arrête pas d’expliquer à quel point les Américains sont intelligents parce qu’ils ont protégé leur industrie du pneu avec des droits de douane. C’est un mauvais exemple : des études d’économistes ont montré que cela leur a coûté très cher. Déduction faite des rentrées fiscales liées aux droits de douanes, les pneus protégés leur ont coûté 1,1 milliard de plus, soit 900 000 euros par emploi sauvegardé ! Autrement dit, avec l’argent perdu, les États-Unis auraient pu donner 900 000 dollars chaque année à chaque nouveau chômeur ! C’est parfaitement inefficace. Et ce n’est pas un exemple isolé. Toutes les études mettent en évidence des coûts élevés par emploi sauvé grâce au protectionnisme, entre 200 000 et 1 million de dollars. Le problème du protectionnisme, c’est qu’on ne réalise pas bien son coût astronomique parce qu’il est réparti sur des millions de consommateurs.
Ne doit-on pas, tout de même, tenter de valoriser le « made in France » ?
Le problème, c’est qu’il est très difficile de dire quel produit est vraiment français et quel produit ne l’est pas, à cause de la complexité de la chaîne d’approvisionnement. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la voiture la plus française est la Toyota Yaris, fabriquée à Valenciennes. Autre exemple : l’iPhone génère deux milliards de déficit commercial pour les États-Unis puisque les téléphones sont assemblés en Chine. Mais si on se penche sur la valeur ajoutée produite dans chaque pays du processus de production, ce déficit tombe à 73 millions de dollars tandis qu’il devient très important avec le Japon, l’Allemagne et la Corée du Sud. De la même façon, si l’on recalcule le déficit commercial de la France vis-à-vis de la Chine en valeur ajoutée, comme l’a fait l’OCDE, celui-ci passe de 22 milliards de dollars à 15 milliards en 2009, soit une baisse de 30 %. Toujours en valeur ajoutée, notre premier déficit commercial vient de l’Allemagne.
N’y a-t-il pas certains secteurs stratégiques qui justifieraient des protections contre des investisseurs étrangers ?
Oui, mais c’est déjà prévu par la loi pour les industries qui touchent à la sécurité publique comme l’armement. Le problème, c’est que cela fait trente ans que la droite, comme la gauche, parle d’industries stratégiques à tort et à travers. Rappelez-vous de Villepin et les yaourts Danone ! Les investisseurs étrangers sont-ils vraiment plus court-termistes que les investisseurs français ? Dès lors qu’il y a un projet industriel, la nationalité ne compte pas. Moribonde, l’industrie automobile britannique a par exemple été entièrement vendue à des étrangers. Tata Motors a racheté Jaguar. Aujourd’hui, le Royaume-Uni est devenu le deuxième producteur de voitures en Europe, grâce au formidable travail de montée en gamme et d’investissement des producteurs indiens, allemands et japonais.
Le cas d’ArcelorMittal n’est-il pas un contre-exemple ?
La question, c’est de savoir ce qui ce serait passé si Mittal n’était pas venu en France. C’est une grande tradition française que de laisser faire aux étrangers le travail de restructuration puis de les accuser ensuite… On aurait nationalisé l’aciérie française ? En France, on a trop tendance à s’accrocher au passé.
Vous réfutez aussi l’idée selon laquelle un retour au franc, et donc une dévaluation, serait la panacée pour la compétitivité française.
Pour qu’une dévaluation marche, il faut beaucoup de conditions, car le premier de ses effets est de renchérir les importations. L’effet positif sur le volume des exportations, au contraire, prend du temps. Dans un premier temps, la dévaluation creuse le déficit. En 1981, après chaque dévaluation opérée, le déficit s’est creusé. Dévaluer revient à considérer que notre seule arme pour exporter est de baisser nos prix. Il faut faire exactement l’inverse : monter en gamme pour échapper à la concurrence par les prix.
Le Point.fr : Avec son déficit commercial énorme, la France n’a-t-elle pas le devoir de se protéger face à la concurrence « déloyale » des pays à bas coûts, comme le proposent Marine Le Pen et le FN ?
Emmanuel Combe : Attention aux boucs émissaires. Ce raisonnement implique que notre déficit commercial vienne d’abord des pays à bas coûts. Les statistiques du commerce français montrent effectivement un gros déficit avec la Chine, essentiellement lié aux produits électroniques et au textile. Mais notre déficit avec l’Allemagne et la Belgique atteint exactement le même montant, un peu plus d’une vingtaine de milliards. L’essentiel de notre déficit commercial vient en réalité de la zone euro, à hauteur de quarante milliards. En quinze ans, la France a perdu tous ses excédents avec ses partenaires de la zone, y compris les pays du Sud comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal, sauf la Grèce ! À supposer qu’on se protège de la Chine, on aura donc résolu à peine la moitié de notre problème.