Emmanuel Combe a publié le 3 Novembre une chronique dans l’Opinion sur les plateformes numériques (4ème épisode d’une série).
«Plateformes numériques: the winner doesn’t always take all» (Episode 4)
Nous avons vu qu’il existait dans le numérique des facteurs propices à la concentration du marché. Faut-il pour autant en conclure, comme on l’entend souvent, que la règle du « winner takes all » s’impose en toutes circonstances ? On pourrait le penser de prime abord, si l’on considère la part de marché de Google sur les moteurs de recherche, supérieure à 90 % en Europe. Même constat pour Facebook, qui représenterait plus de 70 % du marché des réseaux sociaux.
Mais, sur la base de ces constats particuliers, il serait hâtif d’en tirer des conclusions générales sur l’économie numérique.
Tout d’abord, sur de nombreux marchés, la situation est plutôt celle d’un duopole, voire d’un oligopole asymétrique. Ainsi, dans le domaine de la réservation en ligne d’hôtels, la part de marché de Booking en Europe serait de l’ordre de 50 %, contre 20 % pour Expedia et 20 % pour les réservations en direct. On notera d’ailleurs que la situation est assez différente aux Etats-Unis, avec Expédia devant Booking.
De même, dans le secteur de la musique en ligne par abonnement, Spotify est leader en Europe, mais doit faire face aujourd’hui à de puissants concurrents comme Apple Music ou Amazon Music. L’existence d’un second ou troisième concurrent est importante : elle signifie que l’intensité concurrentielle d’un marché peut évoluer, surtout si les challengers disposent de fortes capacités financières pour monter rapidement en puissance.
Plutôt que de se focaliser sur les parts de marché à un instant donné, il est plus pertinent d’analyser la dynamique du marché : y a-t-il au cours du temps, un rééquilibrage entre les challengers et le leader ou, a contrario, une marginalisation progressive des suiveurs ?
Plus encore, même si un acteur a triomphé dans une course, il n’est pas certain qu’il soit à l’abri de l’arrivée d’un nouveau concurrent qui remette en cause sa position de leader. C’est ce que les économistes dénomment le degré de «contestabilité » d’un marché. Ce degré dépend de l’ampleur des barrières à l’entrée et des possibilités pour les utilisateurs de changer facilement de plateforme.
En particulier, le fait que les besoins des clients soient différenciés constitue un facteur propice à l’entrée de nouvelles plateformes. L’exemple de la SVOD est à cet égard intéressant : la variété des goûts des clients est telle qu’elle favorise la coexistence de plusieurs plateformes, avec des catalogues très différents. Ainsi, si Netflix a longtemps été leader incontesté, elle n’a pu empêcher l’entrée récente de Disney+ : le célèbre studio vise les 50 millions d’abonnés un an seulement après son lancement à la fin 2019. C’est 25 % du nombre d’abonnés total de Netflix, après treize ans d’existence.
A contrario, sur un marché comme les VTC, les besoins des clients sont assez peu différenciés : ils veulent simplement effectuer un trajet entre un point A et B, sans délai d’attente et à un prix compétitif. Il est probable que la contestabilité d’un tel marché soit assez faible.
Moralité : si la règle du « winner takes all » est un principe général assez pertinent, elle nécessite toutefois d’être adaptée au cas par cas, en fonction des spécificités de chaque marché numérique.
Emmanuel Combe est professeur à Skema business school et vice-président de l’Autorité de la concurrence.