Numérique : « the winner takes all ! » (L’Opinion)

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Les économistes s’accordent sur le fait que la concentration industrielle et le pouvoir de marché des entreprises se trouvent aujourd’hui à un niveau historiquement élevé. On serait revenu, un peu comme à la fin du XIXe siècle, à l’heure des entreprises « superstars », qui captent l’essentiel du marché et réalisent de confortables marges. Ce phénomène est tout particulièrement marqué dans les services numériques. Ainsi, avec une part de marché supérieure à 90 % sur les moteurs de recherche, Google a dégagé en 2018 un bénéfice net de 21,8 % de son chiffre d’affaires, issu principalement des revenus tirés de la publicité en ligne. Même constat sur d’autres marchés numériques, très concentrés et rentables eux aussi, tels que les sites d’annonces immobilières ou de réservation hôtelière en ligne. On est bien loin des marges nettes d’industries traditionnelles comme l’automobile (hors segment du luxe), souvent inférieures à… 5 %.

La question qui se pose alors est de savoir d’où vient cette tendance à la concentration. A vrai dire, l’économie numérique est propice par nature à l’émergence de marchés concentrés, par la conjugaison de trois facteurs « naturels ».

Le premier d’entre eux – et sans doute le plus puissant — est l’existence d’effets de réseau. Cette notion désigne le fait qu’un usager est d’autant plus satisfait d’utiliser un bien ou service que le nombre d’usagers qui l’utilise est important : par exemple, l’utilité d’être sur Facebook résulte en grande partie du fait que l’on peut se connecter potentiellement avec… 2,3 milliards d’amis dans le monde. Cet effet de réseau direct peut être renforcé par un effet de réseau indirect et croisé : ainsi, plus il y a d’utilisateurs d’une même application de VTC, plus les chauffeurs de VTC, qui sont situés sur l’autre face du marché, ont intérêt à utiliser cette application… ce qui renforce en retour son attractivité auprès des utilisateurs, notamment en termes de temps d’attente d’un VTC. Un « effet boule de neige » peut alors s’enclencher.

Le second facteur provient du fait que le numérique est d’abord une industrie de coûts fixes : le développement d’un algorithme de qualité coûte très cher, indépendamment du nombre d’utilisateurs. Amazon investit ainsi chaque année 22 milliards de dollars en R&D, soit 12,7 % de son chiffre d’affaires. On n’est certes pas au niveau de la pharmacie en pourcentage du chiffre d’affaires – un laboratoire comme Merck investit en R&D plus de 20 %- mais en valeur absolue, les sommes sont colossales : Amazon et Alphabet, maison mère de Google, sont les deux premiers investisseurs au monde en valeur absolue, devant Volkswagen et Samsung. La R&D étant par nature un coût fixe, un utilisateur supplémentaire sur un service numérique permet de mieux l’amortir, sans vraiment générer de coût marginal. Avec le numérique, on n’est pas loin de l’économie « à coût marginal zéro », pour reprendre l’expression de Jeremy Rifkin.

Le troisième facteur résulte de la taille potentielle du marché, qui n’est pas limitée par des considérations de coût de transport, comme dans les industries traditionnelles : le marché a potentiellement la taille de… la planète entière, sauf si le politique s’en mêle, par exemple en interdisant l’accès au service, comme l’a fait la Chine à l’encontre de Facebook en 2009.

Avec l’effet boule de neige, tout l’enjeu pour une entreprise numérique est de prendre le meilleur départ possible, quitte à perdre beaucoup d’argent au début ; avec à la fin, un ou deux vainqueurs qui raflent toute la mise. La concurrence sur le marché cède alors la place à la concurrence pour le marché. Y a-t-il des forces contraires à cette tendance au « winner takes all » ? Réponse dans la chronique suivante.

Emmanuel Combe est vice-président de l’Autorité de la concurrence, professeur à Skema Business School

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