Emmanuel Combe a publié une chronique dans le journal L’Opinion, le 6 Juin 2019, sur l’abus de position dominante dans le numérique.
Numérique : pas de compétition sans arbitre
Nous avons vu dans les deux précédentes chroniques que l’économie numérique s’apparentait à une compétition sportive : si les prétendants au titre sont nombreux au départ, seuls quelques acteurs – voir un seul – franchissent la ligne d’arrivée et raflent la mise. Numérique rime bien souvent avec concentration du marché et marges confortables pour les gagnants. Cette situation n’est pas en elle-même problématique : après tout, le gagnant d’une course a triomphé parce qu’il offrait de meilleurs produits et services que ses concurrents ; il est donc logique qu’il puisse en retirer tous les fruits. Mais le fait d’avoir gagné une course ne donne pas tous les droits.
Tout d’abord, une entreprise dominante se voit conférer une responsabilité particulière : celle de ne pas abuser de sa position. Une première catégorie d’abus de position dominante consiste à décourager l’entrée ou le développement de concurrents : on parle « d’abus d’éviction ». Ainsi, Google, en position dominante sur les moteurs de recherche, a été condamné par la Commission européenne en juin 2017 pour avoir rétrogradé les services de comparaison de prix en ligne de ses concurrents, au profit de son propre service Google Shopping, lorsqu’un internaute effectuait une recherche.
Une seconde catégorie d’abus, plus rare, consiste à tirer parti de sa position dominante vis-à-vis de ses propres clients : on parle alors d’« abus d’exploitation ». Par exemple, une plateforme peut être tentée de discriminer ses clients, en leur appliquant des conditions commerciales différentes, sans aucune justification objective. Ainsi, en février 2019, l’Autorité de la concurrence a prononcé des mesures d’urgence à l’encontre de Google, exigeant qu’elle clarifie les conditions de suspension des comptes de son service de publicité Google . De même, une plateforme ne peut exploiter les données de ses utilisateurs sans leur communiquer clairement les règles : en février 2019, le gendarme allemand de la concurrence a enjoint à Facebook, en position dominante sur les réseaux sociaux, d’obtenir le consentement explicite de ses membres, avant de pouvoir combiner entre elles les données collectées sur Whatsapp et Instagram, filiales de Facebook.
Au-delà de l’abus de position dominante, une plateforme numérique ne peut décourager le développement de nouveaux venus, par exemple en interdisant à ses clients de proposer des prix inférieurs sur d’autres plateformes concurrentes. Cette clause dite de « parité de prix élargie » rend plus difficile le développement d’une offre alternative : en effet, pour attirer les premiers clients, un nouvel entrant n’a souvent d’autre choix que de proposer un prix inférieur à celui affiché sur la plateforme dominante. Des clauses de ce type ont ainsi été observées dans la réservation hôtelière en ligne ou la distribution de livres électroniques, conduisant les autorités de concurrence à ouvrir des enquêtes. Les entreprises en question – Booking, Apple ou Amazon – se sont engagées à les supprimer.
En matière d’économie numérique, la politique antitrust a aujourd’hui un rôle essentiel à jouer : permettre à la compétition de rester toujours ouverte, en dépit des positions dominantes acquises par certains géants. L’Europe aurait bien tort de se priver de ce précieux instrument : toute compétition, sportive ou non, a toujours besoin d’un arbitre.
Emmanuel Combe est vice-président de l’Autorité de la concurrence, professeur à Skema Business School.