« Nos chères valeurs » (L’Opinion)

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Emmanuel Combe a publié le 21 Janvier 2022 dans L’Opinion une chronique sur le prix des valeurs.

Nos chères valeurs

Combien seriez-vous prêts à payer en plus votre billet, pour que les trains que vous utilisez chaque matin soient fabriqués localement, permettant ainsi de préserver des emplois ? Combien d’impôts locaux accepteriez-vous de payer en plus pour subventionner les commerces de votre centre-ville : 10, 50, 100 euros par an ? C’est à ces questions aussi simples que redoutables que deux économistes – Augustin Landier et David Thesmar – apportent des réponses dans un livre aussi brillant que passionnant : Le prix de nos valeurs (Flammarion).

Ils y répondent tout d’abord de manière théorique, en invitant les économistes à élargir leur champ d’analyse du comportement du consommateur/citoyen. Les auteurs nous disent en substance que le consommateur est prêt à payer plus pour défendre les valeurs qui lui sont chères. Ainsi, s’il accorde de l’importance au fait de soutenir la production de poulet « équitable », un client acceptera de payer un peu plus cher ce produit : c’est le sur-prix à payer pour défendre la « responsabilité sociale » des éleveurs. Le champ des valeurs possibles est très large et l’ouvrage nous en offre un tour d’horizon assez convaincant : défendre son identité culturelle, mieux faire vivre la justice sociale, etc.

Arbitrages. Pour ne pas en rester aux principes théoriques, les deux auteurs prennent la mesure concrète de ces arbitrages entre prix et valeurs. Au travers d’un sondage dans trois pays et à l’aide d’exemples précis et chiffrés, Landier et Thesmar sondent nos préférences et aboutissent à plusieurs résultats intéressants. Tout d’abord, nous sommes bien prêts à payer plus cher pour défendre des valeurs. Ensuite, nous restons des homo œconomicus dans l’âme : plus le prix à payer est élevé pour défendre une valeur, moins nous sommes disposés à le faire. Les valeurs, oui … mais pas à n’importe quel prix. Enfin, les résultats du sondage diffèrent selon les pays mais également selon les sensibilités politiques. Selon les auteurs, la diversité des réponses se structure autour de deux grands axes : droite/gauche et individualisme/collectivisme.

Si l’ouvrage est innovant et stimulant, il suscite toutefois une interrogation fondamentale : lorsque les consommateurs sont prêts à payer plus cher pour défendre une valeur, ont-ils une parfaite connaissance de toutes les conséquences de leur choix ? Prenons l’exemple du protectionnisme, que les auteurs mobilisent dans leur ouvrage (le raisonnement serait sensiblement le même si l’on prenait la concurrence). Les consommateurs disent qu’ils sont disposés à payer un peu plus, pour préserver l’emploi local. Mais savent-ils que la hausse des prix va également conduire certains de leurs concitoyens à ne plus acheter le bien, devenu trop coûteux : le protectionnisme ne redistribue pas seulement la richesse des consommateurs vers les producteurs ; il prive aussi d’accès au marché certains clients, notamment les plus démunis.

De plus, les consommateurs savent-ils que les emplois sauvés par le protectionnisme le sont souvent à un coût très élevé pour la collectivité ? Par exemple, selon l’étude de Hufbauer & Lowry (2012), les mesures protectionnistes prises par Obama en 2009 à l’encontre des importations chinoises de pneu ont permis de sauvegarder chaque année 1200 emplois aux Etats-Unis mais coûtent chaque année à la société américaine 1,1 milliard de dollars en bien-être. Chaque emploi sauvé coûte donc… plus de 900 000 dollars par an. Plus encore, le sur-prix payé par les consommateurs les a conduits à réduire leur dépense dans le commerce de détail, ce qui s’est traduit par la perte de 3 731 emplois. La facture nette en termes d’emplois pour l’économie américaine est en réalité négative et s’élève à 3 731 – 1 200 = 2 531 emplois… perdus. Les citoyens américains sont-ils informés de cette facture totale ? On peut en douter. S’ils le savaient, seraient-ils toujours aussi enthousiastes à l’idée de sauvegarder l’emploi par le protectionnisme ?

Pour que les consommateurs/citoyens décident en toute connaissance de cause des valeurs qu’ils entendent promouvoir, encore faut-il qu’ils soient parfaitement informés de toutes les implications, directes comme indirectes, de leur choix. En économie, il y a « ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas » (Bastiat).

Emmanuel Combe est professeur à Skema business school et vice-président de l’Autorité de la concurrence.

 

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