Emmanuel Combe a publié une chronique dans le journal L’Opinion, le 26 Juin 2019, sur les taux d’intérêt à long terme.
Longue vie aux taux bas
Décidément, l’actualité n’en finit plus de démentir les lois économiques les plus établies : après l’infirmation de la courbe de Phillips, voilà que la mécanique des taux d’intérêt est à son tour remise en cause.
Rappelons en effet qu’en économie, tout emprunt est normalement rémunéré par un taux d’intérêt positif, lequel correspond au prix du temps et au risque de défaut de l’emprunteur. Ce taux d’intérêt a même tendance à augmenter avec la durée de l’emprunt. Mais ce principe se trouve aujourd’hui démenti par les faits : ainsi, la France a vu, pour la première fois de son histoire, son taux obligataire à 10 ans passer le 18 juin en dessous de… zéro. D’autres pays comme l’Allemagne sont devenus des habitués des emprunts à taux négatifs. C’est le monde à l’envers : désormais, ce sont les prêteurs qui rémunèrent les emprunteurs !
Pour expliquer ce phénomène, les analystes mobilisent deux facteurs conjoncturels. En premier lieu, les tensions géopolitiques entre les Etats-Unis et l’Iran alimentent un réflexe classique chez les investisseurs, consistant à diriger leur épargne vers des valeurs « refuges », au premier rang desquelles les obligations souveraines. Ainsi, le Bund à 10 ans a franchi une nouvelle frontière, en atteignant le 25 juin le taux négatif record de – 0,33 %. En second lieu, il est usuel que les taux longs diminuent lorsque les marchés anticipent une baisse des taux courts, fixés par les banques centrales : les récentes annonces de la FED et de la BCE sur une possible baisse de leurs taux directeurs ont contribué à la détente des taux longs.
Mais ces arguments conjoncturels n’expliquent pas pourquoi les taux à long terme sont structurellement bas depuis de nombreuses années. L’une des raisons est à rechercher du côté de… l’évolution démographique dans les pays riches, marquée par le vieillissement de la population. Un seul indicateur pour s’en convaincre : l’espérance de vie, qui était en 2015 proche de 85 ans dépassera d’ici la fin du siècle les 90 ans. Les personnes âgées vont donc représenter une proportion croissante de la population totale et cela aura nécessairement un impact sur les taux à long terme, si l’on en croit une récente étude de la Banque de France.
Pour comprendre le mécanisme à l’œuvre, un bref détour par la « théorie du cycle de vie » s’impose. Lorsqu’ils sont jeunes, les individus empruntent, par exemple pour financer leurs études ou l’achat d’un logement. A l’âge adulte, ils remboursent leurs dettes puis se mettent à épargner, en prévision de leurs vieux jours. S’ils anticipent un allongement de leur durée de vie et prévoient qu’ils passeront plus de temps à la retraite, ils vont épargner davantage durant leur vie active. Ce surcroît d’épargne va se déverser sur les marchés financiers ; la loi de l’offre et de la demande va alors jouer son rôle : si l’offre d’épargne est supérieure à la demande d’investissement, la rémunération de l’épargne, représentée par le taux d’intérêt à long terme, doit diminuer.
Cette approche par la démographie permet d’expliquer, selon les modèles, entre 45 % et 75 % de la baisse des taux longs au cours de la période 1980/2015. Selon les simulations de la Banque de France, le surcroît d’épargne résultant du vieillissement de la population devrait conduire au maintien de taux bas à long terme jusqu’en… 2 100. Bienvenue dans le monde de demain !
Emmanuel Combe est vice-président de l’Autorité de la concurrence, professeur à Skema Business School.