Emmanuel Combe a publié le 15 Octobre 2020 une chronique dans L’Opinion sur le monopole des plateformes numériques.
«Le monopole des GAFAM est-il irrésistible?» (Episode 1)
Sale temps pour les Gafam : alors que l’Europe réfléchit à un nouvel instrument de concurrence pour mieux les réguler, les Américains n’hésitent pas à prononcer le terme de « démantèlement », à l’image du rapport publié la semaine dernière par la commission antitrust de la Chambre des représentants.
En amont de ces débats normatifs, une question aussi simple que fondamentale : comment expliquer que les plateformes numériques se retrouvent souvent en situation d’oligopole, voire de quasi-monopole ? Réservation hôtelière en ligne, petites annonces immobilières, moteurs de recherche ou réseaux sociaux : quelques acteurs – voire un seul – font l’essentiel du marché. Il n’y a en réalité rien de très surprenant à cela : les plateformes présentent des caractéristiques qui conduisent presque mécaniquement à la concentration.
Première caractéristique : de forts coûts fixes – songeons à la mise au point d’un algorithme performant – alors que le coût marginal est proche de zéro. En d’autres termes, un utilisateur de plus sur le réseau social Facebook ne change pas radicalement le coût de production. Cela signifie que les économies d’échelle sont potentiellement infinies : la taille du marché peut être mondiale. Et la rentabilité d’une plateforme va dépendre de sa capacité à atteindre une taille critique : les profits viendront avec l’augmentation du nombre d’utilisateurs.
Seconde caractéristique : de puissants effets de réseau. Un utilisateur d’un site de rencontres est d’autant plus content de l’utiliser que le nombre d’utilisateurs du même réseau est élevé (effet de réseau direct). De même, plus il y a d’utilisateurs sur un réseau social, plus les annonceurs, qui sont sur la face payante du marché, ont intérêt à y faire de la publicité (effet de réseau indirect). Cela est propice à un « effet boule de neige », tel qu’on en a déjà connu dans le passé, avec par exemple la course au standard entre VHS et Betamax. Au départ, plusieurs compétiteurs s’affrontent mais dès lors que l’un parvient à enclencher un effet de réseau en sa faveur, le marché peut très vite basculer : la plateforme qui a réussi à capter un peu plus d’utilisateurs aujourd’hui que sa concurrente a de fortes chances d’en acquérir plus demain et de conforter son avance. A la fin de la course, il ne reste que quelques acteurs sur le marché.
Plus encore, une fois la course gagnée, l’effet de réseau va jouer comme une barrière à l’entrée : si une nouvelle plateforme concurrente apparaît, les usagers ont intérêt à attendre que les autres en changent avant de faire de même, situation qualifiée « d’excès d’inertie ». L’enjeu est de savoir comment « fluidifier » à nouveau le marché et veiller à ce que cette situation ne soit pas préjudiciable à la concurrence sur des marchés voisins.
C’est toute la difficulté et la subtilité des débats : il ne s’agit pas d’interdire les positions dominantes en tant que telles mais de s’assurer que la compétition restera ouverte à de nouveaux acteurs innovants, et que celui qui a gagné hier une course sur un marché n’utilisera pas son pouvoir pour préempter d’autres courses à venir.
Emmanuel Combe est professeur à Skema business school et vice-président de l’Autorité de la concurrence.