« La politique de la concurrence n’a pas dit son dernier mot » (Concurrences)

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Emmanuel Combe a publié un éditorial sur la politique de la concurrence dans le numéro 2/2023 de la revue Concurrences. Pour lire l’éditorial en PDF cliquer ICI. 

La politique de la concurrence n’a pas dit son dernier mot

 

Sous nos yeux, l’Europe est en train de changer radicalement de visage : alors qu’elle se pensait d’abord comme un projet de grand marché inté- rieur, la montée en puissance technologique de la

Chine, le protectionnisme américain, la transition clima- tique, la fragilité de nos chaînes de valeur, révélée notam- ment durant le covid, l’ont conduite à repenser sa raison d’être. L’Europe se veut désormais plus résiliente, en réduisant ses dépendances et en opérant un rattrapage technologique dans certains secteurs jugés stratégiques ; elle se veut plus industrielle, en se positionnant à la pointe des innovations de rupture et de la transition verte ; elle se veut plus protectrice, en luttant contre la concur- rence déloyale de pays tiers et en régulant les géants du numérique. Cette Europe plus souveraine est en train de se construire avec de nouveaux instruments tels que les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, le Digital Markets Act (DMA) ou le règlement sur les subventions étrangères.

Dans un tel contexte, quelle place restera-t-il demain pour la politique de concurrence européenne ? Une lecture hâtive pousserait à conclure que la politique de concur- rence va être reléguée au second rang. D’abord parce qu’elle va devoir partager le premier rôle avec d’autres instruments de politique économique : la politique indus- trielle, la politique de défense commerciale, les nouvelles régulations. Ensuite, parce que cette volonté de puis- sance de l’Europe repose sur des subventions publiques massives et sur la constitution de champions européens, autant de leviers qui contreviennent au contrôle des aides d’État et des concentrations.

Cette vision d’une antinomie entre politique de concur- rence et puissance européenne est en réalité trompeuse. L’Europe résiliente, industrielle et protectrice de demain ne se construira pas sans une politique de concurrence vigoureuse et renouvelée.

En premier lieu, la politique de concurrence reste encore et toujours une forme minimaliste mais moderne de poli- tique industrielle. En particulier, lorsqu’elle lutte contre les abus de position dominante, elle évite que des géants ne freinent l’essor de jeunes pousses prometteuses, qui, par leurs innovations, sont susceptibles de rebattre les cartes dans un secteur. De même, en luttant contre les pratiques de “killer acquisitions” sous les seuils, le contrôle des concentrations se repositionne comme un outil de protection de l’innovation naissante : le but même d’une “acquisition tueuse” est bien souvent de faire taire un petit concurrent prometteur ou de l’incorporer à un écosystème existant, de peur qu’il ne vienne le contester.

En deuxième lieu, lorsque l’Europe décide d’engager des milliards d’euros dans de grands projets industriels, la politique de concurrence a un rôle essentiel à jouer : s’as- surer que ces projets restent le plus neutres possible sur le plan concurrentiel. L’enjeu est d’éviter à tout prix la capture des subventions publiques par les seuls acteurs installés, au détriment des nouveaux entrants. Cette neutralité est d’autant plus indispensable que la politique industrielle vise à favoriser des innova- tions de rupture, souvent portées par des outsi- ders. Or, la tentation peut être grande de désigner à l’avance une technologie supposée promet- teuse. C’est prendre là le risque de passer à côté d’autres technologies encore plus prometteuses. La concurrence permet d’éviter cet écueil, en ne préjugeant pas d’une solution particulière et en laissant l’opportunité d’explorer toutes les voies technologiques possibles.

“Les “champions européens”, ce sont des entreprises qui se rapprochent pour baisser les coûts, créer des synergies, être plus efficaces et innover davantage, pour le plus grand bénéfice des Européens”

En troisième lieu, à l’heure de la transition clima- tique, la politique antitrust permet de lutter contre les ententes qui visent à retarder de nouvelles solu- tions vertes. Ainsi, la Commission a sanctionné en 2021 plusieurs constructeurs automobiles qui se sont concertés pour ne pas aller au-delà de ce qui était exigé par la législation en matière d’épu- ration des gaz d’échappement. La politique de la concurrence peut lutter également contre les pratiques dites de “greenwashing”, qui consistent à diffuser des affirmations non fondées ou trom- peuses sur les qualités vertes des produits. Ces pratiques donnent un avantage déloyal à l’entre- prise qui les mobilise, au détriment des consom- mateurs et des concurrents.

En quatrième lieu, la politique antitrust, dans son volet plus incitatif, a un rôle essen- tiel à jouer pour sécuriser les entreprises sur ce qu’elles peuvent faire et ne pas faire en matière d’ententes anticoncurrentielles mais bénéfiques pour l’environnement. L’esprit du paragraphe 3 de l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) peut trouver ici une nouvelle jeunesse. À cet égard, l’ajout d’un chapitre sur les “accords de durabilité” dans les récentes lignes directrices européennes sur les accords de coopération horizontale constitue un premier pas encourageant. Espérons que les autorités de concurrence nationales, à l’image de ce que fait par exemple l’Autorité néerlandaise pour les consommateurs et les marchés (ACM), sauront s’emparer de cette belle opportunité pour montrer qu’entente anticoncurrentielle ne rime pas forcément avec sanction mais aussi avec exemption.

En dernier lieu, à l’heure où la mondialisation invite à la constitution de champions européens, le contrôle des concentrations a une nouvelle carte à jouer. Non pas en relâchant la vigilance sur les atteintes possibles à la concurrence mais en chan- geant (enfin) la manière dont sont pris en compte les gains d’efficacité intrinsèquement liés à de telles opérations, dès lors qu’ils sont documentés et crédibles. Ce serait l’occasion d’apprécier les fusions-acquisitions sous un jour plus conforme aux bénéfices qu’elles peuvent réellement présenter. Si elles peuvent altérer la concurrence, elles peuvent aussi, à la différence des cartels, entraîner des gains d’efficacité, que ce soit par des baisses de coût ou une hausse de l’innovation. Ce serait surtout l’occasion de répondre aux parti- sans de la constitution de monopoles en Europe : les “champions européens”, ce ne sont pas des entreprises qui augmentent les prix au détriment des consommateurs européens, pour financer leur expansion sur les marchés mondiaux. Ce sont des entreprises qui se rapprochent pour baisser les coûts, créer des synergies, être plus efficaces et innover davantage, pour le plus grand bénéfice des Européens. n

 

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