« La politique de concurrence doit être réformée pour être renforcée » (L’Opinion)

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Emmanuel Combe a été interviewé dans le journal L’Opinion, le 29 Janvier 2020, sur la réforme de la politique de concurrence européenne.

Expert ès concurrence, spécialiste des cartels et de l’antitrust, Emmanuel Combe publie Economie et politique de la concurrence (Dalloz). L’ouvrage propose une synthèse des grandes thématiques sur le sujet, au travers du regard de l’économiste. Pour l’Opinion, il aborde cinq questions.

Après l’affaire Alstom/Siemens, faut-il changer la politique de concurrence de la Commission ?

La décision Alstom/Siemens de février 2019 a été un détonateur salutaire : avec le numérique et la mondialisation, le monde a profondément changé ; il est donc normal que la politique de concurrence européenne évolue à son tour. Mais évoluer ne veut pas dire désarmer ou renoncer. La politique de concurrence constitue l’une des rares politiques d’intégration européenne qui a fait ses preuves, avec la politique monétaire : depuis cinquante ans, dans son volet antitrust, elle lutte avec succès contre les cartels et abus de position dominante, parfois mis en œuvre par des entreprises non européennes. Si l’Europe connaît une concurrence intense sur son marché intérieur, c’est en partie grâce à cet activisme antitrust.

En défendant la concurrence, l’Europe ne défend pas un dogme et ne se tire pas une balle dans le pied : n’oublions jamais que la concurrence est l’alliée de la productivité et de l’innovation, deux facteurs clés de croissance économique. Il serait donc dangereux, au nom de la réforme, de renoncer à une politique antitrust forte et de la mettre en sommeil. Les Américains l’ont appris à leurs dépens depuis vingt ans, comme l’a montré Thomas Philippon dans son récent ouvrage : marges élevées, forte concentration, etc. A l’heure où les Etats-Unis se réveillent sur l’antitrust, il serait paradoxal que l’Europe s’endorme.

Quelle nouvelle politique de concurrence ?

Il faut distinguer deux sujets assez différents. L’antitrust et le contrôle des fusions-acquisitions. Sur l’antitrust, le message est plutôt celui d’un renforcement des capacités et de l’efficacité de l’action publique.

Par exemple, à l’heure du numérique, les autorités de concurrence doivent disposer de compétences techniques élevées, notamment pour mieux comprendre le fonctionnement des algorithmes et, le cas échéant, détecter des comportements anti-concurrentiels. Les géants du numérique sont souvent en situation d’oligopole, voire de quasi-monopole, notamment à cause des effets de réseau : ces structures de marché concentrées, si elles ne sont pas interdites en tant que telles, peuvent être toutefois propices à des comportements d’abus de position dominante ou d’entente qu’il faut détecter et qualifier juridiquement. Voilà pourquoi l’Autorité de la concurrence a créé par exemple un service numérique.

Il est également nécessaire de rapprocher le temps des affaires du temps juridique, surtout à l’heure du digital, où tout va très vite. Lorsqu’une pratique anti-concurrentielle semble probable et porte une atteinte immédiate au marché, des mesures conservatoires doivent pouvoir être prises au niveau européen, dans l’attente de la décision au fond, comme cela existe déjà en France.

L’absence de nouveaux champions européens est à rechercher du côté de la fragmentation des marchés et de l’absence de véritable politique industrielle de R&D en Europe

Sur le contrôle des fusions-acquisitions, l’Europe n’en a-t-elle pas trop fait ?

Le sujet est plus débattu que l’antitrust et pose au moins deux questions de fond. La première est celle de l’absence de nouveaux champions européens, notamment dans le numérique : est-ce la faute d’un contrôle des fusions trop tatillon en Europe ? Franchement, je ne le crois pas. L’Europe interdit moins de fusions que les Américains, comme nous l’avons montré dans une récente étude pour la Fondapol : 6 fusions interdites depuis 2015 sur 1875 notifications. L’absence de nouveaux champions est plus à rechercher du côté de la fragmentation des marchés et de l’absence de véritable politique industrielle de R&D en Europe. La seconde question est celle de la prise en compte des gains d’efficacité lors de l’analyse d’une fusion : n’oublions pas qu’une fusion a aussi pour objectif de baisser les coûts et de créer des synergies et pas seulement de faire monter les prix en réduisant l’intensité de la concurrence sur le marché. Mais ces gains d’efficacité sont rarement considérés par la Commission, faute d’être suffisamment démontrés. Et pour cause : l’opération n’a pas encore eu lieu lorsque les entreprises demandent l’autorisation de se marier. La pratique doit sans doute évoluer sur ce point, avec un standard de preuve plus souple.

La Commission européenne a-t-elle sous-estimé la future concurrence chinoise ?

Avec Siemens/Alstom, le sujet était celui de la probabilité d’entrée d’un concurrent chinois en Europe. La Commission a estimé qu’elle était faible sur un horizon de cinq ans. De même, faut-il prendre en compte dans l’analyse des barrières à l’entrée les subventions publiques massives dont peuvent bénéficier des opérateurs non européens ? La question mérite d’être débattue. Mais, au-delà du cas particulier Siemens/Alstom, il ne me semble pas raisonnable de demander à la politique de concurrence de résoudre tous les sujets de concurrence déloyale externe. La politique de la concurrence doit s’occuper à titre principal du marché interne : la fusion Alstom-Siemens aurait sans doute conduit à des hausses de prix en Europe sur les marchés du train à grande vitesse et de la signalisation, au détriment des opérateurs ferroviaires. Pour ce qui est de la concurrence externe « déloyale », elle relève d’un autre instrument : la politique de défense commerciale, au travers de l’anti-dumping et de l’anti-subvention. Dans une étude récente pour la Fondapol, nous montrons que l’Europe n’utilise pas suffisamment ces deux outils, comparativement aux Américains. Sans doute parce que nous n’avons pas suffisamment mis de ressources humaines sur ce sujet. Plutôt que d’affaiblir notre contrôle des fusions, renforçons notre défense commerciale.

Les autres sujets de vigilance sur la politique de concurrence en Europe ?

Les débats se focalisent à juste titre sur le numérique, la concurrence des pays émergents et la réforme du contrôle des fusions. Mais ces trois sujets majeurs ne doivent pas occulter tous les autres, en apparence plus techniques mais aux enjeux forts. Deux exemples, parmi d’autres.

Premier exemple : l’avenir de la distribution sélective en Europe à l’heure du commerce en ligne. L’Europe va devoir réviser son règlement d’ici mai 2022. La question posée est celle de l’éventuelle ouverture de la vente de produits de luxe aux places de marché : autorisera-t-on ou non les ventes sur les marketplaces de la part des distributeurs agréés ? L’enjeu est crucial pour des pays comme la France et l’Italie, qui sont les deux leaders mondiaux du luxe à la personne. Le sujet est délicat : c’est tout l’équilibre entre ventes physiques et on line qui pourrait être remis en cause.

Le débat sur les cartels est pour l’heure un débat d’experts mais je pense qu’il arrivera tôt ou tard sur la scène politique, compte tenu de la forte demande de « moralisation » de la vie des affaires

Second exemple : est-il opportun, au niveau national, de poursuivre les personnes physiques qui ont pris part à des cartels, comme le font les Américains. A titre personnel, je pense qu’il est nécessaire d’aller à terme vers cette solution, en complément des sanctions à l’encontre des personnes morales : les managers peuvent avoir une incitation personnelle à s’engager dans un cartel, parfois même à l’encontre de l’intérêt des actionnaires. Mais je ne pense pas que la solution radicale de la prison soit adaptée : elle n’est pas proportionnée et adaptée à notre culture. Des mesures d’incapacitation temporaire du manager me semblent plus adaptées, sur le modèle de ce que peut faire l’Autorité des marchés financiers (AMF) en matière financière. Le débat est pour l’heure un débat d’experts mais je pense qu’il arrivera tôt ou tard sur la scène politique, compte tenu de la forte demande de « moralisation » de la vie des affaires. La première étape passera sans doute par celle de l’indemnisation des lanceurs d’alerte, qui prennent souvent de grands risques pour dénoncer des pratiques illicites.

Professeur à Skema Business School, Emmanuel Combe est vice-président de l’Autorité de la concurrence.

 

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