Emmanuel Combe a publié une chronique dans le journal L’Opinion, le 15 Janvier 2020, sur la grève contre la réforme des retraites et le paradoxe d’Olson.
Grèves : retour sur le paradoxe d’Olson
En dépit de sa durée exceptionnelle – plus de 40 jours déjà – une partie non négligeable des Français continue à soutenir le mouvement de grève contre la réforme des retraites : au gré des sondages et questions posées, la « sympathie » vis-à-vis du mouvement oscille entre 40 % et 60 %. Cela représente 22 à 33 millions de Français, si l’on exclut les enfants de moins de 15 ans. Un chiffre assez considérable… mais qui contraste avec celui des manifestants qui battent effectivement le pavé : au plus fort de la mobilisation, les 5 et 17 décembre, ils étaient entre 600 000 et 800 000, soit au mieux 3,5 % des Français qui disent soutenir le mouvement.
A vrai dire, il n’y a rien d’étonnant à ce décalage, si l’on en croit le célèbre « paradoxe d’Olson », énoncé dès 1965 par Mancur Olson : il ne suffit pas d’avoir de la sympathie pour une cause pour passer à l’action ; il est même probable que plus un groupe est nombreux, plus il sera difficile de le mobiliser. L’idée d’Olson est que chaque individu, avant de descendre dans la rue, se livre à un petit calcul coût/bénéfice : que m’apporte le fait de manifester ? Qu’est-ce que cela me coûte ?
Du côté des coûts, l’individu subit une perte de temps et éventuellement de revenu – s’il devait par exemple travailler le jour de la grève – sans même compter l’éventuel risque physique, si la manifestation venait à mal tourner. Du côté des gains, l’individu sait que si les revendications aboutissent, il n’aura pas pour autant plus de droits que ceux qui sont restés passifs. De plus, l’impact marginal de sa présence à la manifestation est proche de zéro : que l’on soit 600 000 à manifester ou 600 000 + moi ne changera rien à l’issue du conflit ! Si chaque manifestant potentiel fait le même raisonnement, personne n’a intérêt à descendre dans la rue, en dépit de son adhésion au mouvement, et l’action collective est vouée à l’échec : selon Olson, la passivité rationnelle va l’emporter, chacun préférant rester chez soi.
Mais le paradoxe d’Olson n’est pas complètement vérifié en pratique puisqu’il y a tout de même 600 000 à 800 000 Français qui ont défilé dans les rues. Comment expliquer leur comportement ?
Une première réponse est qu’ils en retirent une utilité sociale, même si elle n’est pas monétaire. Cette utilité résulte par exemple du plaisir d’exprimer de manière explicite – et non « en votant avec ses pieds » – son opinion, de rencontrer d’autres personnes qui partagent les mêmes convictions. L’expérience des Gilets jaunes a montré à quel point cette motivation extra-économique pouvait être forte au niveau local, notamment lors de l’occupation des ronds-points, qui revêtait aussi un caractère inclusif.
Une seconde réponse se situe plus dans la lignée des travaux d’Olson : certaines personnes retirent un gain privatif de l’action collective. On songe ici tout particulièrement aux leaders syndicaux, qui sont des salariés permanents de leur organisation et dont l’une des fonctions est de mobiliser. Leur capacité à mobiliser est d’autant plus grande que les troupes sont clairsemées, nous dit Olson. Tel est bien le cas en France, où le taux de syndicalisation – de l’ordre de 10 % – est le plus bas d’Europe. Pas étonnant dans ces conditions qu’à chaque manifestation, les syndicats parviennent à rassembler leurs adhérents : leur forte mobilisation n’est que le reflet de leur faible nombre.