« En France, on a 67 millions d’économistes » (L’Opinion)

Emmanuel Combe a été interviewé par le journal L’Opinion, le 20 Novembre 2019, à l’occasion de la publication de son Petit manuel (irrévérencieux) d’économie. 

 

En France, on a 67 millions d’économistes

Chroniqueur à l’Opinion, Emmanuel Combe rassemble dans un Petit manuel (irrévérencieux) d’économie ses tribunes. Sans parti pris, ce livre réfute un raccourci idéologique très – trop – courant en France qui voudrait que, puisque tout est politique, toute règle économique est réfutable.

Ce « petit manuel irrévérencieux d’économie » est-il un manuel de plus ?

C’est un livre qui se veut original à plusieurs égards. Ecrit sur la base des 100 premières chroniques dans l’Opinion, il a d’abord pour spécificité de partir d’un fait économique simple pour mettre au jour les mécanismes théoriques qui vont l’éclairer. Partir du réel pour faire de la théorie sans le dire est une bonne manière de donner aux lecteurs le goût de l’économie. C’est aussi un livre qui propose un regard décalé, en mettant l’accent sur le rôle des comportements des individus : ils ne sont pas des automates ; ils agissent, réagissent, élaborent des stratégies, parfois pour contourner des réformes aux meilleures intentions. Nos décideurs politiques ne doivent pas sous-estimer le calcul et la rationalité des acteurs. Par exemple, quand on entend lutter contre la petite délinquance ou celle en col blanc, il est utile de comprendre que les délinquants font des calculs rationnels, en comparant les risques et les gains d’une infraction. Enfin, ce livre va à rebours de l’idée selon laquelle l’économie ne serait qu’une collection d’opinions. Il y a encore quelques principes solides que les populistes de tout bord ont tendance à oublier. L’économie est toujours une salutaire corde de rappel.

Par exemple ?

L’ouverture au commerce international reste toujours préférable au protectionnisme généralisé, même si l’on peut discuter des effets de la mondialisation sur les inégalités de revenus. De même, l’économie numérique, la disruption des nouveaux modèles ne sont pas que des menaces pour l’emploi ; ce sont aussi de formidables sources de gains de productivité et donc de création de richesse. Enfin, la concurrence n’est pas l’arme des puissants, mais plutôt l’espoir de ce qui n’ont rien, en leur permettant de tenter leur chance sur le marché.

Quelle est la place de la science économique chez nos décideurs politiques ?

Nos élites politiques ont longtemps assimilé l’économie à de la mécanique, voire à de l’intendance. On est trop souvent dans le « y’a qu’à faut qu’on ». Ceci s’explique par leur formation, plus juridique qu’économique, avec une survalorisation de la macroéconomie et de la politique économique par rapport à la microéconomie, qui nous apprend que les agents ne sont pas des robots passifs, qui se contentent d’exécuter. Dans ce contexte, pas étonnant que les décisions prises au nom de l’intérêt général se retournent parfois contre leur propre objectif, fût-il noble, à l’image de la loi Alur sur le plafonnement des loyers. Même constat pour la politique industrielle : le volontarisme politique consiste trop souvent à décréter à l’avance les champions de demain, alors que l’enjeu est plutôt de créer un terreau favorable à l’éclosion et à la croissance des jeunes pousses.

Faudrait-il un économiste à Bercy ?

Constatons en tous les cas que nous sommes l’un des pays de l’OCDE où le poste de ministre de l’Economie a rarement été occupé par un décideur ayant une formation d’économiste. A l’exception de Dominique Strauss-Kahn ou de Raymond Barre, peu de décideurs politiques à Bercy ou ailleurs ont eu une carrière d’économiste, contrairement à des pays comme l’Italie par exemple. On peut aussi constater que les présidents de la République ont eu une faible appétence pour la chose économique : à cet égard, Emmanuel Macron présente un profil atypique par rapport à ses prédécesseurs, en manifestant un vif intérêt pour ces sujets.

 

Et les Français, quel constat faites-vous sur leurs connaissances en économie ?

Le constat est assez connu : les Français disposent d’une très faible culture économique ce qui nourrit les populismes de gauche comme de droite. D’abord, l’enseignement obligatoire de l’économie est très limité puisqu’il ne concerne que la classe de seconde du lycée, à raison d’une heure trente par semaine. En second lieu, chaque individu, par définition, vit l’économie – il se nourrit, travaille… – et s’estime donc autorisé à parler d’économie. L’économie n’est pas vue comme une science sociale (« economics ») mais comme une simple activité (« economy ») ou une collection d’opinions. On a en France 67 millions d’économistes. Vous noterez d’ailleurs que le terme « d’ économiste » n’est pas breveté. Tout le monde peut s’autoproclamer « économiste », et faire un exercice légal de l’économie. En réalité, l’économie, cela s’apprend comme toute discipline. Avant d’être médecin et de poser un diagnostic, c’est-à-dire un jugement de valeur, on fait de l’anatomie. Idem en économie : on doit d’abord apprendre les mécanismes, l’offre, la demande, les prix, avant de pouvoir disserter sur des questions plus complexes. Des initiatives intéressantes sont prises depuis quelques années en direction du grand public, que ce soit dans les journaux télévisés ou à la radio, avec des chroniques économiques. Mais elles restent encore assez marginales. Une émission économique grand public, expliquant les mécanismes, seraient très utile.

Faut-il encore modifier l’enseignement de l’économie au lycée ?

C’est un sujet que je connais bien pour avoir activement contribué à rendre obligatoire l’enseignement de l’économie en classe de seconde, quand j’étais au cabinet de Luc Chatel. C’est une belle avancée. Il existe une spécificité française en matière d’enseignement de l’économie au lycée. En effet, les SES, sciences économiques et sociales, ont longtemps eu pour ambition première de former des citoyens plutôt que des experts. D’où des programmes très larges, qui traitent de questions aussi complexes que la crise des subprimes plutôt que de se centrer sur les mécanismes de base, sur la boîte à outils de l’économiste. D’autre part, les SES ont longtemps été relativement séparées des enseignements d’économie dispensés à l’université. Il est important de rapprocher l’enseignement secondaire et supérieur pour assurer un continuum et favoriser ainsi une plus grande réussite des étudiants en licence. En dernier lieu, la tentation a parfois existé en SES d’une approche relativiste consistant à réduire l’économie à une collection d’opinions, ou à opposer de manière trop simpliste les écoles de pensée, avec d’un côté les interventionnistes et de l’autre les libéraux. Le marché n’est pas une idéologie mais un outil, qui existe même dans les économies dirigistes… avec le marché noir et le rationnement. Rappelons d’ailleurs que le marché n’existe pas sans l’Etat, qui doit le réguler. Pour autant, cela ne justifie pas que l’Etat doive être considéré comme l’alpha et l’oméga sur toutes les questions économiques. Il faut sortir des oppositions trop binaires.

Quel regard portez-vous sur le nouveau programme de SES de classe de seconde et première, qui vient d’être soumis à consultation publique ?

Ils vont clairement dans le bon sens. Le groupe d’experts présidé par l’un de nos meilleurs économistes, Philippe Aghion, a fait un travail salutaire. Le nouveau programme a d’abord pour ambition de proposer aux lycéens les meilleurs standards internationaux en termes de connaissances : les progrès récents de la science économique ne doivent plus être réservés à une élite d’initiés ou de chercheurs. D’autre part, il est recentré sur les fondamentaux, sur les mécanismes, bref sur la boîte à outils en classe de seconde et de Première. La question du « comment » – comment on produit, comment se forme un prix —, est le nécessaire préalable pour aller ensuite vers la question du « pourquoi » et des grands enjeux sociétaux. C’est une bonne chose que de sélectionner les sujets dans un premier temps, quitte à élargir le propos en classe de terminale, qui feront l’objet d’un nouveau programme en 2019. Autre point positif, les programmes sont recentrés sur une approche microéconomique, partant du comportement des individus et des marchés. Cela n’exclut pas de mettre en évidence les défaillances du marché et de justifier donc l’intervention de l’Etat mais en partant de fondements microéconomiques. C’est plus pédagogique pour les élèves qui peuvent facilement comprendre comment se comporte un agent. Sans doute le programme de Terminale ira plus vers la macroéconomie, même si la distinction micro-macro n’a plus grand sens. En effet, pour comprendre la création de richesse, quoi de mieux que de partir du comportement des individus, qui travaillent, se forment, épargnent, ou lancent de nouveaux produits sur le marché. Comprendre les incitations des agents est fondamental pour ensuite faire de la macroéconomie.

Comprenez-vous les critiques formulées par les syndicats de professeurs ?

Ces critiques semblent étonnantes dans la mesure où les associations de professeurs sont toujours associées à la confection des programmes qui ne sont jamais un exercice solitaire. D’autre part, je constate que le programme est équilibré en faisant la place aux débats, aux enjeux. Par exemple sur les défaillances du marché et le rôle correcteur que peut y jouer l’Etat, avec la politique de la concurrence, qui occupe aujourd’hui une place centrale dans les pays de l’OCDE. Le programme fait également une place aux regards croisés entre disciplines : par exemple, en classe de seconde la question du diplôme et de l’emploi est étudiée à la fois sous l’angle économique et sociologique. Ce n’est pas un programme idéologique qui évacue les débats mais bien un programme qui va donner aux élèves les meilleures bases pour qu’ils puissent ensuite se forger leur propre jugement.

Emmanuel Combe est professeur des Universités, spécialiste de la concurrence et des nouveaux modèles économiques. Normalien, agrégé de sciences sociales, docteur en économie, agrégé des Facultés, il a été pendant 5 ans conseiller en cabinet ministériel (2007-2012), avant de rejoindre l’Autorité de la concurrence comme Vice-Président. Il est chroniqueur à L’Opinion et professeur affilié à Skema Business School. Son dernier livre « Petit manuel (irrévérencieux) d’économie » est paru aux éditions Concurrences en Novembre 2018, avec un avant-propos de Bruno Lasserre et une préface de Xavier Niel.

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