Emmanuel Combe a publié une chronique dans L’Opinion le 9 Juillet 2024.
Airbus, Boeing : faire soi-même plutôt que faire faire
Les deux constructeurs aéronautiques mondiaux traversent une zone de fortes turbulences. Du côté de Boeing, les mauvaises nouvelles s’enchainent sur le front de la fiabilité de ses appareils, depuis le crash d’un 737 Max en octobre 2018. Du côté d’Airbus, si la situation est très différente, elle est également préoccupante : l’avionneur européen n’arrive pas à augmenter comme prévu la cadence de sa production, faute d’approvisionnements suffisants. Si, dans les deux cas, les causes de ces défaillances sont multiples et complexes, elles ont aussi un point commun : les deux géants de l’aéronautique ont fait le choix depuis 20 ans d’externaliser à outrance leur production. Au point de devenir des assembleurs de composants. Ainsi, l’essentiel de la conception et de la production d’un Boeing 787 est aujourd’ hui réalisé par une myriade de sous-traitants.
Ce choix de l’externalisation pose une question essentielle, celle de savoir ce qu’une entreprise doit faire elle-même et ce qu’elle doit confier à un tiers, c’est-à-dire au marché. La science économique a répondu à cette question depuis longtemps, avec la théorie des « coûts de transaction », développée par Coase et Williamson. L’idée de départ est de considérer qu’il n’est pas risqué pour une entreprise d’externaliser la fabrication d’un produit, lorsque les fournisseurs sont nombreux et interchangeables. En effet, toute défaillance d’un fournisseur n’affectera pas le client, puisque ce dernier pourra se tourner rapidement et sans coûts vers d’autres fournisseurs. Il vaut mieux, dans ce cas de figure, recourir au marché plutôt que faire soi-même : cela permettra de s’approvisionner à prix bas, puisque le fournisseur, en agrégeant de multiples commandes, bénéficiera d’économies d’échelle.
La situation est toute autre lorsqu’il existe ex-ante peu de fournisseurs sur le marché ou lorsque la relation commerciale créé ex-post une situation de forte dépendance mutuelle. Supposons qu’une entreprise décide de signer un contrat avec un fournisseur et que cet engagement implique, de part et d’autre, d’investir dans des compétences et des actifs qui sont dédiés spécifiquement à la relation. Une fois l’investissement réalisé, la situation contractuelle devient assez risquée puisque chaque partenaire se trouve dépendant de l’autre. Il faut donc se prémunir contre tout risque de «hold up », c’est-à-dire de renégociation des termes du contrat, ce qui est coûteux. Ce coût de surveillance porte un nom : un coût de transaction. De plus, si le produit nécessite un contrôle étroit de sa qualité, il va falloir mettre en place des procédures externes de contrôle pour s’assurer que le fournisseur respecte bien les normes prévues dans le contrat. Ce coût de contrôle est également un coût de transaction. Si les coûts de transaction deviennent trop élevés, il vaut mieux renoncer au marché et faire soi-même. La théorie des coûts de transaction explique assez bien ce qui s’est passé dans le cas d’Airbus et de Boeing. Les deux géants ont fait le choix d’externaliser la fabrication du fuselage et des ailes, en la confiant au sous-traitant Spirit Aerosystems. Cette situation a créé des coûts de transaction très élevés, avec au final des problèmes de qualité et de délais. Les deux avionneurs font aujourd’hui le chemin inverse : ils viennent de racheter Spirit Aerosystems. Une manière de faire à nouveau eux-mêmes.