Emmanuel Combe a publié une chronique dans le journal L’Opinion, le 1 Mars 2020, sur la revalorisation du seuil de revente à perte.
Agriculture : le ruissellement vers le haut n’existe pas
Le Salon de l’Agriculture à peine achevé, il est intéressant de revenir sur l’une des mesures phares de la loi Egalim, entrée en vigueur il y a maintenant un an : la revalorisation du seuil de revente à perte.
Cette mesure s’inscrit dans le cadre d’un dispositif plus large, visant à remédier à la faiblesse structurelle du revenu des agriculteurs. Elle prévoit que tout produit alimentaire ne peut être revendu avec une marge inférieure à 10 % de son prix d’achat effectif. Fini donc la pratique des « produits d’appel » – souvent des produits de grandes marques iconiques — revendus à prix coûtant. Comme les marges sur ces produits étaient quasi nulles, la grande distribution se rattrapait sur les autres produits, et notamment sur les marques de distributeurs ou sur les produits de PME.
En relevant le seuil de vente à perte, le législateur pensait que les distributeurs opéreraient une péréquation de leurs marges ; par effet de ricochet, les industriels qui fabriquent en amont les produits pour la grande distribution seraient donc moins pressurés. A leur tour, ces industriels rémunéreraient mieux les agriculteurs, situés tout en haut de la chaîne de valeur. Bref, un ruissellement vertueux de l’aval vers l’amont va se mettre en place.
Mais cet enchaînement est problématique : il repose sur la seule bonne volonté des acteurs et fait fi de toute analyse des incitations et mécanismes économiques, comme l’a souligné l’Autorité de la concurrence dès 2018. Par exemple, le fait d’augmenter en aval les marges sur les produits de grande marque ne garantit pas forcément que les industriels seront mieux rémunérés en amont. Prenons l’exemple d’un distributeur qui vendait un paquet de gâteau au prix coûtant de 2 euros ; à la suite du relèvement du seuil de revente à perte, il peut soit augmenter son prix de vente à 2,20 euros, soit… baisser le prix d’achat à 1,82 euro, pour afficher une marge de 10 % sans toucher à son prix final.
Tout va dépendre de son pouvoir de négociation en amont avec les industriels et, en aval, de la sensibilité des consommateurs au prix. Plus encore, à supposer même que l’industriel voit le prix d’achat de son produit augmenter, aucun mécanisme ne garantit qu’il va à son tour être plus généreux avec son principal fournisseur de matières premières, à savoir l’agriculteur.
Force est de constater qu’un an après l’entrée en vigueur d’Egalim, les enchaînements espérés ne se sont pas produits. A cet égard, un récent rapport du Sénat montre que pour les agriculteurs, « le compte n’y ait pas » : ils n’ont pas vu leurs revenus s’améliorer. De leur côté, les consommateurs ont pâti d’un léger regain d’inflation sur les produits de grandes marques et sur les produits « premiers prix ». Plus encore, les produits des grands groupes alimentaires ont été davantage mis en avant dans les linéaires : ce sont les PME de l’agro-alimentaire qui ont fait les frais de la réforme, en voyant leurs ventes en rayon bridées.
Le principal enseignement de cet échec annoncé est qu’il est toujours périlleux de s’affranchir des mécanismes économiques. Si l’économie n’est certes pas une science exacte, elle n’en partage pas moins quelques règles simples avec d’autres sciences comme la physique : le ruissellement vers le haut, ça n’existe pas.
Emmanuel Combe est professeur à Skema Business School et vice-président de l’Autorité de la concurrence.