Emmanuel Combe a publié le 8 Octobre 2020 une chronique dans Les Echos sur les « acquisitions tueuses ».
Acquisitions … tueuses ?
Et si une fusion-acquisition avait pour but de faire taire un futur concurrent trop prometteur ? Telle est la question que vient de poser le Département américain de la Justice en ouvrant la semaine dernière une enquête sur une entreprise de respirateurs, suite à la pénurie observée durant la crise sanitaire. Tout s’est passé en 2012, lorsque Covidien, producteur de respirateurs, a racheté l’entreprise Newport, qui était en train de développer une version «low cost » de ce produit. Une fois l’opération réalisée, le projet de Newport a été purement et simplement stoppé. La thèse de l’accusation est que Newport aurait été rachetée dans le seul but d’éviter que son projet n’aboutisse : il s’agirait d’une «acquisition tueuse».
S’il ne nous appartient pas de prendre position sur cette affaire, il est en revanche intéressant de se pencher sur la notion d’« acquisition tueuse», qui suscite un certain intérêt chez les économistes comme les régulateurs.
Pour bien comprendre la motivation sous-jacente à une acquisition tueuse, il faut se mettre dans la situation d’une entreprise dominante menacée par l’entrée d’un nouveau concurrent. Supposons qu’elle soit au départ en monopole et réalise un profit total de 50€. Si un concurrent entre sur le marché, elle se retrouve en duopole. Sous la pression concurrentielle, le profit total va diminuer à 30€ et devra être de surcroit partagé entre les deux concurrents : chacun gagnera 15€. L’effet est donc doublement négatif pour le monopole : il a perdu en tout 35€. Son incitation à dissuader l’entrée est donc très forte. Pour ce faire, il peut recourir à différentes stratégies anti-concurrentielles comme : payer le nouvel entrant pour qu’il reste hors du marché – stratégie de «pay for delay» -, le dénigrer auprès de ses futurs clients ou … le racheter pour le faire taire.
Si le but d’une « acquisition tueuse » est de préempter l’entrée d’un concurrent menaçant, on devrait constater qu’après le rachat, certains projets de recherche de la cible sont stoppés par l’acquéreur. A ce titre, l’économiste Cunningham a analysé, sur une période de 20 ans, 16 000 projets de R&D dans l’industrie pharmaceutique, dont certains ont fait l’objet d’un rachat par un concurrent. L’auteur montre que 6% des acquisitions peuvent être qualifiées de « killer acquisitions », dans la mesure où, après le rachat, le projet de R&D concurrent a été stoppé.
Si ces comportements sont identifiables ex-post, il reste à savoir s’ils peuvent être détectés ex-ante.
Tout d’abord, l’entreprise rachetée est souvent une « start up » qui n’a pas encore de chiffre d’affaires. Dans ce cas, l’opération va passer sous le radar des autorités de concurrence, les acquisitions n’étant contrôlées qu’au-delà d’un certain seuil de chiffre d’affaires. Ce cas de figure se retrouve aujourd’hui dans l’économie numérique : les GAFAM ont racheté de nombreuses pépites prometteuses et potentiellement concurrentes, sans aucun contrôle. Pour remédier à cette défaillance, plusieurs solutions ont été proposées : abaisser les seuils de contrôle, fixer un seuil en valeur de la transaction ou obliger les «plateformes structurantes» à informer les autorités de concurrence de leurs projets d’acquisitions.
Ensuite, même si le projet est contrôlé, il sera complexe de démontrer que son objectif est de « faire taire » un concurrent potentiel, dans la mesure où ce dernier n’a pas encore lancé son produit sur le marché. Une solution serait d’instaurer un contrôle ex-post, mais reste à déterminer le bon moment de celui-ci afin d’apprécier les motivations de cette acquisition et si l’objectif était bien de supprimer un concurrent potentiel.
Autant dire que si les « killer acquisitions » sont une pratique bien réelle, il reste à trouver le moyen le plus approprié de les traiter. L’enjeu est important : il s’agit d’éviter que des géants n’étouffent des innovations prometteuses, sans pour autant les décourager de racheter de jeunes pousses pour les faire grandir plus vite.
Emmanuel Combe, Professeur à Skema Business School, Vice-Président de l’Autorité de la concurrence