Emmanuel Combe a publié une chronique dans L’Opinion le 23 Septembre 2024.
Europe : où sont les nouveaux champions ?
Après le rapport Letta, le rapport Draghi. Voilà deux documents officiels qui ont le grand mérite de graver dans le marbre ce que l’on savait déjà mais que nous n’osions dire à haute voix : l’Europe est larguée dans la course à l’innovation, que ce soit par rapport aux Etats-Unis ou à la Chine.
S’il est usuel de mesurer le décrochage technologique en comparant les efforts de R&D ou les dépôts de brevets entre pays, on peut également l’appréhender en considérant la pyramides des âges des grandes entreprises. Le verdict est à cet égard sans appel : si nous avons de nombreux champions en Europe – songeons à Airbus, LVMH, Stellantis, Nestlé et bien d’autres leaders mondiaux-, nous avons très peu de nouveaux géants, en particulier dans des secteurs comme le numérique, les biotechnologies ou la voiture électrique. Cette situation contraste singulièrement avec celle des Etats-Unis : n’oublions pas que Google est née en 1998, tandis que Tesla et Meta fêtent seulement leurs … 20 ans d’existence.
L’enjeu économique majeur pour l’Europe demain est de faire croître très vite de jeunes pousses disruptives pour qu’elles deviennent des champions mondiaux dans de nouveaux secteurs. Plusieurs obstacles structurels entravent aujourd’hui un tel processus.
Premier obstacle : l’absence d’un marché européen unifié de produits. Cette fragmentation des marchés provient notamment de la multiplicité et de l’hétérogénéité des réglementations nationales. Une start-up européenne se lance d’abord sur son marché domestique, avant d’envisager éventuellement de voir plus grand. Elle ne bénéficie donc pas dès le départ d’une taille de marché équivalente à celle que l’on peut trouver aux Etats-Unis. Simplifier et harmoniser les règlementations entre les 27 pays de l’Union Européenne est donc essentiel.
Second obstacle : l’absence d’une Union des marchés de capitaux. Compte tenu des montants en jeu pour financer l’innovation, ni les budgets publics, ni les bilans bancaires ne pourront supporter à eux seuls demain cet effort d’investissement. Il est donc impératif de mobiliser l’épargne des ménages pour l’orienter vers les marchés financiers. Rappelons que dans l’Union Européenne, les marchés de capitaux restent insuffisamment développés : la capitalisation boursière des entreprises cotées en Europe équivaut à 81 % du Produit Intérieur Brut, contre 227 % aux États-Unis. De même, les marchés obligataires de la zone euro sont encore trois fois plus petits que leurs équivalents américains, tandis que les investissements en capital-risque de l’UE ne représentent qu’un cinquième de ceux d’outre atlantique.
Troisième obstacle : une politique industrielle trop orientée en faveur des seules entreprises installées. Les études empiriques montrent pourtant que les innovations de rupture, qui sont à l’origine de forts gains de productivité, sont souvent portées par de nouveaux entrants. Ces derniers n’ont malheureusement pas toujours accès aux grands programmes de politique industrielle, faute d’une visibilité et d’un soutien politique suffisants. Il est donc nécessaire de mettre de la concurrence dans la politique industrielle, en ouvrant largement les guichets à tous les postulants. Il faut aussi continuer à lutter contre les abus de position dominante, qui retardent l’essor des jeunes pousses, et contre les acquisitions tueuses, dont l’objectif même est de les faire taire. Bref, politique industrielle et politique de concurrence, loin de s’opposer, peuvent concourir ensemble à favoriser l’avènement de ces nouveaux champions innovants dont l’Europe manque tant.