« Concurrence : un train peut en cacher un autre » (L’Opinion)

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Emmanuel Combe a publié le 5 Avril 2023 une chronique dans L’Opinion sur la concurrence dans le train à grande vitesse.

 

Concurrence : un train peut en cacher un autre

 

Ouigo vient de fêter ses 10 ans. Les TGV low cost de la SNCF ont rencontré un fort succès : pas moins de 115 millions de passagers ont emprunté les trains rose et bleu depuis le 2 avril 2013. La question intéressante est de se demander pourquoi un opérateur en situation de monopole légal a décidé de lancer un nouveau produit, au risque de se faire concurrence… à lui-même. Lorsque la SNCF a lancé Ouigo, le marché de la grande vitesse n’était en effet pas encore ouvert à la concurrence. La SNCF risquait donc de cannibaliser ses propres ventes de billets de TGV classique, en incitant les clients à se reporter sur la version « low cost », moins onéreuse.

Une première réponse est qu’il n’y a pas de véritable cannibalisation des ventes, dans la mesure où il existe deux marchés bien distincts. D’un côté, le marché de la clientèle d’affaires, en attente de fréquences et de services à bord. De l’autre, la clientèle loisirs et VFR (pour « visiting friends and relatives »), en quête de prix bas. Afin de bien segmenter les deux marchés, la SNCF a pris soin de différencier les produits : les services sont inclus dans le prix du billet d’Inoui ; ils sont en option payante dans le cas de Ouigo. Au lancement de Ouigo, les gares de départ n’étaient d’ailleurs pas exactement les mêmes sur le trajet Paris-Lyon : Marne la Vallée et Saint-Exupéry. Le succès de Ouigo a toutefois incité la SNCF à rapprocher son produit low cost du produit premium, en desservant des gares centrales et en multipliant les lignes à grande vitesse sur lesquelles Ouigo circule. Au final, les prix bas de Ouigo ont élargi la taille du marché, en faisant voyager des personnes qui n’auraient pas voyagé en train ou pas voyagé du tout.

Une seconde réponse est que la SNCF a lancé Ouigo, en réaction à l’essor des compagnies aériennes low cost, qui sont venues concurrencer le train sur des routes telles que Paris-Marseille ou Paris-Montpellier, comme l’ont montré Chiambaretto & alii dès 2014.

Prendre les devants. Une troisième réponse est que la SNCF a anticipé l’inéluctable ouverture à la concurrence des lignes à grande vitesse et a pris les devants. Cette stratégie, bien connue en économie, consiste à lancer préventivement de nouveaux produits afin de limiter l’arrivée de concurrents. Au-delà du ferroviaire, une telle stratégie de préemption du marché est depuis longtemps utilisée dans de nombreux secteurs. Dans le transport aérien, le lancement par l’opérateur historique d’une filiale low cost permet d’éviter que des concurrents comme Ryanair, ou easyJet ne viennent s’installer dans les grands aéroports congestionnés. Dans l’industrie pharmaceutique, le lancement d’un générique propre, juste avant l’expiration du brevet d’un médicament permet à un laboratoire de diminuer la taille du marché adressable par un « génériqueur ». Dans la téléphonie mobile, le lancement en 2011 par les trois opérateurs des marques Red, B&You et Sosh, juste avant l’entrée de Free Mobile, peut s’interpréter de la même manière.

Faut-il s’inquiéter de ces stratégies de préemption ? Non, parce qu’elles permettent aux consommateurs de bénéficier de prix bas, avant même l’entrée de nouveaux concurrents. Oui, dans la mesure où la concurrence aurait pu être encore plus marquée si les nouveaux acteurs avaient eu davantage de place. Pour un opérateur installé menacé par l’arrivée d’un nouvel acteur, la meilleure concurrence n’est-elle pas celle qu’il se fait à lui-même ?

 

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