Emmanuel Combe a publié dans L’Opinion une tribune sur le pouvoir d’achat le 8 Juin 2022.
La concurrence : un levier utile pour le pouvoir d’achat
« Pouvoir d’achat » : à l’heure où l’inflation dépasse les 5% dans notre pays, le mot est sur toutes les lèvres et constitue même, à en croire les sondages, la première préoccupation des Français. Pour faire face à l’urgence, les pouvoirs publics ont déployé de multiples mesures -bouclier tarifaire énergie, suppression de la redevance audiovisuelle, etc– et réfléchissent aujourd’hui à de nouveaux dispositifs tels que le chèque alimentaire ou le gel de l’indice de référence des loyers.
Des mesures d’urgence nécessaires mais coûteuses
Toutes ces mesures ont pour elles l’avantage de l’immédiateté et de la visibilité mais elles soulèvent plusieurs interrogations. En premier lieu, elles ne sont pas toujours ciblées sur les bonnes personnes, à l’image de la remise sur l’essence qui profite à l’ensemble des ménages, y compris à ceux qui n’en ont pas vraiment besoin. En second lieu, ces mesures peuvent entrer en contradiction avec d’autres objectifs prioritaires : à cet égard, la remise sur l’essence envoie un signal brouillé sur notre véritable volonté de réduire les émissions de CO2. En dernier lieu, ces mesures se révèlent coûteuses pour les finances publiques : au bas mot, elles coûteront plus de 20 milliards d’euros en 2022.
Ne peut-on, en complément de ces mesures d’urgence coûteuses, mobiliser d’autres leviers pour soulager le porte-monnaie des Français ? La réponse est clairement oui, en particulier si l’on mise sur le levier de la concurrence.
Une première piste est bien entendu de poursuivre la lutte contre les pratiques anti-concurrentielles qui viennent grever le pouvoir d’achat des ménages. On songe tout particulièrement aux pratiques de cartels, qui conduisent en moyenne à des hausses de prix conséquentes, de l’ordre de 15%. Ces pratiques font l’objet d’une attention particulière des autorités de concurrence en Europe et la récente transposition de la directive ECN+ est d’ailleurs venue renforcer leur capacité d’action. Un chiffre permet de fixer les esprits : sur la période 2011-2021, la lutte contre les pratiques anti-concurrentielles aurait permis d’épargner à l’économie française un surcoût de 17 milliards d’euros, en mettant plus rapidement fin à ces pratiques. Rapporté au budget annuel de l’Autorité de la concurrence -de l’ordre de 22 millions d’euros- cette lutte se révèle un investissement très rentable.
Engager aussi des réformes pro-concurrentielles
Une seconde piste consisterait pour les pouvoirs publics à ouvrir davantage à la concurrence certains secteurs d’activité. Les réformes sectorielles qui pourraient être menées sont nombreuses et largement documentées depuis le rapport Attali. Sans être exhaustif, on peut songer à une réforme du permis de conduire visant à réduire les délais d’attente dans le passage de l’examen pratique : par effet de ricochet, les candidats gagneraient en pouvoir d’achat, en souscrivant moins d’heures de conduite supplémentaires. Autre mesure : assouplir les contraintes pesant sur la vente en ligne de médicaments sans ordonnance et sur la publicité pour les produits de parapharmacie, contraintes qui restent assez restrictives en France. De même, le découplage de la vente et de l’entretien des prothèses auditives, préconisé par l’Autorité de la concurrence dès 2016, serait de nature à réduire la facture pour les patients. Enfin, l’autorisation de la revente à perte pourrait faire l’objet d’une expérimentation sur un territoire et un produit donné. Ici encore, les pouvoirs publics peuvent s’appuyer sur l’expertise de l’Autorité de la concurrence pour identifier les réformes possibles.
Force est de constater pourtant que les décideurs politiques sont assez réticents à l’idée d’aller sur le terrain des réformes sectorielles en faveur de la concurrence. Ainsi, si l’on excepte le marché des autocars longue distance –les fameux « cars Macron »- en 2015 ou l’ouverture des pièces détachées automobiles en 2021, les réformes pro-concurrentielles ont été plutôt le parent pauvre des politiques publiques au cours de la période récente. Cette prudence peut s’expliquer par une approche en termes d’économie politique. En effet, ce type de réforme suscite souvent l’opposition des acteurs établis, qui vont être prompts à se mobiliser : il y a donc un coût politique à la réforme. Du côté des gains, il est peu probable que les consommateurs aient conscience de l’impact de la réforme ; ils vont se focaliser sur leur seul gain individuel, sans prendre en compte le gain collectif : « pourquoi soutenir une réforme qui va me rapporter quelques dizaines d’euros par an ? ». Cette asymétrie entre les gains et les coûts favorise le statu quo chez le décideur politique.
Des consommateurs mieux informés
Une troisième piste consisterait à agir en amont de la concurrence, sur le comportement des consommateurs. En effet, pour qu’ils puissent faire jouer la concurrence, les consommateurs doivent d’abord pouvoir facilement comparer les prix et les produits entre eux. Les comparateurs de prix sur Internet leur ont certes facilité la tâche depuis 20 ans pour des produits standardisés comme les ordinateurs, les parfums ou les carburants. Il n’en va pas de même pour les produits de la vie quotidienne : il est encore difficile et coûteux de comparer les prix, qui peuvent être très différents localement d’un magasin à l’autre. Une mesure audacieuse, déjà mise en œuvre en Nouvelle-Calédonie et en Israël, consisterait à imposer aux distributeurs d’afficher sur Internet et en temps réel les prix de chacun de leur magasin physique. Il ne s’agit pas ici de vendre en ligne mais simplement d’afficher en ligne les prix. L’expérience israélienne a été plutôt concluante, si l’on en croit une étude économétrique : elle a conduit à une meilleure transparence de l’information, ce qui a fait baisser les prix des produits de grande consommation de 4 à 5% en moyenne. D’autres mesures pourraient également être envisagées pour que les consommateurs puissent facilement comparer les services entre eux : par exemple, en matière de gaz et d’électricité, le comparateur de prix du Médiateur national de l’énergie pourrait faire l’objet d’une large publicité auprès de tous les ménages, ce qui leur permettrait, en fonction de leur profil de consommation, de sélectionner l’offre la plus avantageuse pour eux.
Des consommateurs plus mobiles
Une information plus transparente n’est toutefois pas toujours suffisante pour que les consommateurs puissent faire jouer au mieux la concurrence : encore faut-il qu’ils puissent facilement changer d’opérateur, ce qui n’est pas toujours évident dans les activités de service. En particulier, au-delà des raisons contractuelles (durées d’engagement, pénalités de rupture avant le terme), les consommateurs peuvent trouver compliqué et risqué le fait de changer de fournisseur ou d’opérateur. Une quatrième piste consisterait alors pour les pouvoirs publics à réduire les « coûts de transfert », lorsque ces derniers ne sont pas justifiés et proportionnés. A titre d’exemple, on peut mentionner l’épisode de la portabilité du numéro de mobile. Avant 2008, un client qui changeait d’opérateur risquait de perdre également son numéro de téléphone. Les pouvoirs publics lui ont facilité la tâche, à compter de la loi Chatel de 2008, en imposant la portabilité en ligne du numéro de mobile.
Si la concurrence n’a pas réponse à tout et ne constitue pas l’alpha et l’omega d’une politique en faveur du pouvoir d’achat, ce levier mérite toutefois d’être considéré avec attention. Il présente l’avantage de ne générer aucun coût supplémentaire sur le plan budgétaire et a des effets durables sur les prix. Il contribue également à redynamiser l’économie, en incitant les acteurs à être plus innovants et plus attentifs aux besoins de leurs clients.
Emmanuel Combe est économiste, vice-président de l’Autorité de la concurrence depuis 2012. Il est également professeur des Universités à Skema Business School et chroniqueur régulier à L’Opinion. Il vient de publier la seconde édition augmentée de « La concurrence » aux Presses Universitaires de France, ouvrage préface par Laurence Boone.