« Lanceurs d’alerte : le prix du risque » (L’Opinion)

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Emmanuel Combe a publié une chronique dans le journal L’Opinion, le 23 Août 2016 sur les lanceurs d’alerte.

 

Lanceurs d’alerte : le prix du risque

Un cadre de la Deutsche Bank vient de refuser les 8 millions de dollars que lui offrait le gendarme américain de la Bourse, en récompense de ses révélations sur les irrégularités de son employeur. La rémunération des lanceurs d’alerte qui s’est développée aux Etats-Unis à la suite du Dodd Franck Act (2010), mérite que l’on s’y arrête quelques instants, tant elle est riche d’enseignements pour nous, Français, qui restons bien timides en la matière.

Premier point : cette politique ne se fait pas de manière discrétionnaire, à l’ombre du droit. Bien au contraire, elle repose sur des règles du jeu explicites, appliquées par le très officiel Bureau du lanceur d’alerte, qui dépend de la Securities and Exchange Commission. Le fait de protéger l’anonymat des « dénonciateurs » n’exclut pas d’afficher les règles du jeu, en vertu du principe selon lequel « il faut dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit ».

Second point : le but de cette procédure n’est pas de détecter toutes les pratiques illicites, mais de cibler celles qui sont les plus dommageables et difficiles à découvrir autrement. Voilà pourquoi son champ est circonscrit pour l’instant à la fraude financière et comptable, qui peut déstabiliser tout le système économique. Plus encore, seule la révélation d’une fraude dont le montant de sanction dépassera le million de dollars est susceptible d’être rémunérée. Dans le cas de la Deutsche Bank, si le « dénonciateur » s’est vu offrir 8 millions de dollars, c’est que la SEC a récupéré de son côté un pactole de… 55 millions de dollars.

Troisième point : pour réussir, cette politique doit avoir les moyens financiers de son ambition. En effet, le « dénonciateur » prend des risques personnels énormes : sa carrière est bien souvent brisée, sans parler de sa vie sociale et privée, et il va subir réprobation et représailles. La récompense doit donc être à la mesure du coût qu’il supporte : aux Etats-Unis, elle n’est pas plafonnée mais représente un pourcentage, compris entre 10 % et 30 %, de la sanction infligée à l’entreprise. L’Office of the whistleblower est d’ailleurs doté d’un fond de… 400 millions de dollars : depuis sa création en 2011, il a attribué 85 millions de dollars à 32 lanceurs d’alerte, dont une prime de 30 millions.

Dernier point : même les individus qui ont pris part à la fraude – parfois d’ailleurs sur ordre hiérarchique — sont éligibles à la prime. D’un point de vue moral, il peut paraître choquant de payer un individu ayant participé à une pratique illégale. Il serait toutefois erroné de penser que la majorité des « dénonciateurs » le font d’abord par appât du gain ; l’expérience montre que dans 80 % des cas, ils ont d’abord tenté d’alerter leur entreprise sur les pratiques frauduleuses mais se sont heurtés au mur du silence. D’un point de vue économique, il est rationnel de rémunérer fortement ceux qui disposent de précieuses preuves, sur des dossiers à fort enjeu financier.

Bref, la politique américaine place au premier plan l’effectivité de la répression, en rémunérant la prise de risque des lanceurs d’alerte. On est ici à mille lieux de l’approche prudente dont nous faisons preuve en France sur ce sujet, tabous de l’argent, de la morale et de l’histoire obligent. Mais pour être efficace dans la répression de pratiques illicites et dommageables pour l’économie, il faut parfois savoir s’abstraire des tabous.

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