« Champions industriels européens : de l’utilité des vérités fausses » (L’Opinion)

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Emmanuel Combe a publié une chronique dans le journal L’Opinion, le 4 Janvier 2018, sur la notion de « champions industriels ».

 

Champions industriels européens : de l’utilité des vérités fausses »

Mettant à profit les vacances de Noël pour réviser l’économie avec ma fille, je me suis plongé dans la lecture de son manuel de terminale ES, au demeurant fort bien fait. Au chapitre sur l’Europe, j’ai pu lire que, si nous n’avions pas suffisamment de champions industriels de taille mondiale, c’était la faute de la Commission : elle bloquerait les mariages entre entreprises européennes, au nom de la sacro-sainte « concurrence libre et non faussée ». Voilà une idée reprise aujourd’hui dans un manuel scolaire, martelée par nombre de chefs d’entreprise, gravée dans le marbre de rapports officiels – songeons au rapport Gallois (2012) ou Beffa-Chrome (2013) –, mobilisée dans la plupart des discours politiques à l’encontre de Bruxelles, au point d’être devenue une vérité d’évidence. Pourtant, sur un plan factuel, cette vérité d’évidence apparaît manifestement… fausse.

Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter aux statistiques de la Commission européenne sur le « contrôle des concentrations », terme qui désigne la procédure de notification à laquelle doivent se soumettre les entreprises candidates au mariage. Une procédure qui n’a d’ailleurs rien d’original : elle existe aujourd’hui dans 140 pays, parfois depuis longtemps comme aux Etats-Unis. Dans le cas de l’Europe, les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur 6 785 opérations contrôlées par Bruxelles, 27 ont été interdites depuis 1990, soit… 0,4 % des cas ! Si l’on considère que les retraits de notification ont été motivés par la seule crainte d’un veto de la Commission, le constat ne change guère : 3 % des projets de mariage auraient été bloqués ou découragés. A contrario, on peut relever que 94 % des opérations ont été acceptées sans aucune condition et 6 % avec des engagements émanant des entreprises, parfois non-européennes. Difficile à vrai dire de parler d’un interventionnisme tatillon.

Dix-huit ans de retard. Mais comment expliquer qu’une affirmation manifestement erronée puisse durablement prospérer ? Une première réponse peut être trouvée dans un événement qui a marqué les esprits en France en 1999. La Commission européenne avait alors mis son veto au projet de fusion entre deux géants français du matériel électrique, Schneider et Legrand, créant un véritable tollé politique dans notre pays. Et ce d’autant que la Commission s’était trompée dans son analyse : trois ans plus tard en effet, le tribunal de première instance annulait la décision d’interdiction, au motif que le raisonnement économique tenu par Bruxelles était entaché d’erreurs et d’omissions ! Mais cet événement ponctuel, aussi fâcheux soit-il, doit-il encore tenir lieu d’argument général dix-huit ans plus tard, alors même que la Commission s’est montrée depuis plus prudente ?

Une seconde réponse réside dans le fait qu’il peut y avoir un bénéfice secondaire à perpétuer une idée fausse : cela évite de se remettre en question. Les idées fausses sont souvent d’utiles boucs émissaires : si nous n’avons pas assez de nouveaux champions industriels, de taille mondiale – ce qui est vrai – c’est tout simplement la faute de Bruxelles. En réalité, c’est surtout la conséquence de nos propres choix internes de politique économique et fiscale, qui n’ont pas assez encouragé l’esprit d’entreprise et la croissance de nouveaux géants.

Emmanuel Combe est professeur des universités, professeur affilié à Skema Business School.

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